Vous ne pensez peut-être pas à eux lorsque, dans votre lit, au chaud, vous essayez de gagner une ou deux heures de sommeil supplémentaires. Pendant ce temps, eux, ils sont dehors, en route vers leur lieu de travail, bravant le froid, l'insécurité de certaines rues et les difficiles conditions de transport à cette heure matinale. Dès 4 heures 30, on en voit déjà qui, à pied, en voiture ou dans un bus, s'empressent de rejoindre qui son administration, qui son commerce, qui son usine ! Il n'y a pas que des hommes pour se lever et sortir travailler aussi tôt : des femmes qui ont dépassé facilement la quarantaine et de très jeunes filles se tiennent compagnie jusqu'à l'arrêt du bus ou la station du métro ou aussi jusqu'à la gare. Les rues s'animent petit à petit avec leurs mouvements plutôt accélérés qui jurent avec le rythme ralenti caractérisant le réveil de la ville. Un premier bus apparaît avec à son bord moins de dix passagers ; le métro qui arrive est presque vide ; et c'est peut-être le seul moment de la journée où l'on ne se bouscule pas aux portes des moyens de transport. Les plus pressés tentent d'arrêter un taxi qui tarde à se manifester. Les restaurants ambulants ont déjà servi trois ou quatre clients ; les chauffeurs de louage ont rejoint leur station et attendent leurs premiers voyageurs. Parmi eux, certains « fellagas » choisissent de faire un tour près de la grande gare ferroviaire pour « chiper » au train deux ou trois passagers.
C'est mieux que le chômage A l'intérieur de la station, un café a déjà ouvert ses portes depuis une heure. Un seul serveur s'occupe de tout jusqu'à l'arrivée de ses collègues et du patron, c'est-à-dire vers six heures. « J'ai pris l'habitude de travailler très tôt le matin depuis que j'étais chauffeur de poids lourd. Maintenant que j'ai perdu cet emploi à cause d'une dispute avec la direction de l'entreprise qui m'a embauché, je m'occupe provisoirement ici en attendant mieux et mon patron le sait. Chez moi, la seule personne que je dérange avec mes réveils matinaux ce n'est pas ma femme mais ma petite fille qui a un sommeil trop léger pour me permettre de sortir de la chambre sans la réveiller. Elle pleure beaucoup en me voyant quitter le domicile et met du temps pour se calmer et dormir entre les bras de sa maman. Celle-ci est compréhensive et rattrape quand même une petite heure de sommeil après mon départ. » Jalloul est obligé de travailler à cette heure-ci parce que l'après-midi il préfère rencontrer ses amis et jouer quelques parties de cartes au quartier, le seul loisir qui lui reste en fait ! Il n'a jamais été question d'une prime spécifique pour le travail matinal. « J'ai accepté parce que je n'avais pas le choix ! C'est mieux que de rester sans emploi.
Solidarité matinale Trois femmes passaient par là, dont une fille de 25 ans. Toutes les trois travaillent au centre-ville : les plus âgées comme femmes de ménage dans une grande administration publique. La jeune fille est ouvrière dans une rôtisserie. Elles doivent être au travail avant 7 heures et y vont toujours à pied faisant ainsi 7 kilomètres à l'aller et autant l'après-midi ! Pour l'une des deux femmes, il fallait accepter n'importe quel emploi ; son mari est alité dans un hôpital depuis un certain temps déjà et son ancien patron ne lui verse que la moitié du salaire. Sa collègue est divorcée et a deux enfants à sa charge qu'elle laisse à la maison en compagnie de sa mère, venue du bled pour lui tenir compagnie et l'aider. « Je gagne moins de 150 dinars par mois dans mon administration, nous dit-elle, mais l'après-midi, je fais quelques heures supplémentaires chez des voisins plus ou moins aisés. Je dors cinq à six heures par jour ; Dieu soit loué, j'ai encore mes forces et suis patiente ! Pour ce qui est du réveil, je me suis habituée maintenant. » Leur jeune compagne se sent plus en sécurité quand elle est avec ces femmes plutôt corpulentes : « Une fois, deux soûlards nous vexaient sur le chemin du retour, alors Najiba les a frappés avec son sac et son parapluie et nous a donné du courage pour les chasser encore plus violemment ! ».
Semaine esquintante ! Le chauffeur de taxi qui nous transportait a aujourd'hui 25 ans dans le métier. Il travaillait la nuit à ses débuts mais une rixe dramatique avec des voyous l'a convaincu d'y renoncer. Il quitte sa maison à 5 heures pour rentrer vers 14 ou 15 heures. Son sommeil est toujours perturbé à cause des années de travail nocturne et il dort à peine 5 heures par jour. «Ça ne pose pas de problème. Ce que je crains le plus ce sont mes douleurs articulaires. Le rhumatisme c'est aussi la maladie de ceux qui travaillent très tôt. » M.Abdessalem ne gagne pas plus en travaillant le matin, mais cela lui permet de consacrer plus de temps à sa famille. Nous avons croisé plus tard un enseignant qui travaille à Medjez el Bab et y va quotidiennement en louage : « cela fait cinq ans que cette situation dure, mais je dois m'y habituer parce que mes chances de mutation sont actuellement minimes. Cinq jours sur sept, je prends le louage avant 7 heures pour ne pas manquer ma première séance. Je préfère mon emploi du temps actuel parce qu'il me permet de rentrer assez tôt chez moi l'après-midi. Je fais en moyenne 6 heures de sommeil, mais il arrive que je dorme très mal pour ensuite faire six heures de travail d'affilée ! C'est surtout le dimanche que je mesure combien ma semaine fut éreintante ! ».
Entre rêve et réalité L'avenir est à ceux qui se lèvent tôt, dit-on. Mais est-ce toujours le cas ? « Vous savez, nous répondit un voyageur qui prenait son café à la station de Bab Saadoun avant de prendre la route vers un souk hebdomadaire qui se tient pas très loin de Tunis, avec le chômage qui menace tout le monde aujourd'hui, tout poste est bon à prendre. Qu'on travaille de nuit, ou qu'on se réveille à 4heures pour y aller, il vaut mieux ça que rien ! Les jeunes vont le prendre mal, eux qui vivent aux crochets de leurs parents et refusent un bon emploi parce qu'il exige certains sacrifices durs à supporter au début seulement ! Il faut gagner sa vie à la sueur de son front : parmi mes voisins, il y en a qui travaillent au marché de gros et qui y vont douze mois sur douze dès potron-minet ; les jeunes ouvrières des usines prennent les bus et les trains matin et soir pour un salaire de misère mais elles y vont quand même, parce que sinon c'est la perdition pour elles et pour leurs familles. Les conditions de vie sont telles qu'il devient insupportable pour les parents d'entretenir leurs enfants après leur majorité. » C'est peut-être dans ce sens qu'il faut entendre le proverbe cité plus haut. Si par contre vous préférez le proverbe qui dit que « la fortune vient en dormant », le risque est très grand surtout ces jours-ci que vous passiez le reste de vos jours et de vos nuits à rêver !