Dans les calendriers ordinaires, le début d'un mois correspond à son premier jour, il atteint son milieu le 15 et s'achève le 30 ou le 31. En février, c'est un ou deux jours en moins, mais l'équilibre habituel n'en est pas trop perturbé. Pour un salarié tunisien, il faudrait concevoir une toute autre répartition des jours de chaque mois. Par rapport aux calendriers du monde entier, c'est un brouillamini total : le premier jour se situe dans le mois précédent, le 1er c'est son milieu et sa fin est très fluctuante, on ne peut la deviner que par les petits emprunts ou crédits que le salarié commence à demander ou par les allées et venues pressantes de ce dernier devant les guichets des banques et ceux de la Poste ! Depuis plusieurs années déjà et pour faciliter le travail des banques et des postes, la trésorerie nationale effectue les versements des salaires selon un calendrier original qui s'étale sur quelques jours et en fonction duquel les agents de l'Etat perçoivent leurs mensualités à tour de rôle. Les mauvaises langues y ont trouvé à redire et ont reproché à ce calendrier de favoriser certains fonctionnaires, mais qu'importe maintenant, puisqu'on ne respecte plus le planning initial et que les versements qui devaient s'effectuer le 26 du mois sont avancés au 23 et ceux du 21 sont reportés au 25. D'autre part et comme beaucoup de fonctionnaires ont contracté des prêts auprès de certaines banques, celles-ci mettent du temps pour débloquer les salaires des débiteurs si bien qu'ils ne touchent leur argent que le 1er du mois. Ce qui en Tunisie est perçu comme une aberration impardonnable et un abus de pouvoir pour lequel on s'estime heureux de ne pas être traduit devant les tribunaux.
Demain est un autre jour En tout cas, le salarié du service public reçoit son salaire exceptionnellement les 30 ou 31 et presque jamais le 1er du mois. C'est toujours une semaine avant. Les premiers jours sont ceux du « faste » de la grande nouba, on brasse large et on a le cœur sur la main, c'est pourquoi celle-ci n'arrête pas d'aller à la poche pour en retirer les pièces, les billets et les liasses les uns après les autres. On se permet quelques sorties, des fantaisies et des cadeaux, des folies quoi et l'on se dit après : « demain est un autre jour ». Les salariés poètes répèteront, quant à eux, le fameux refrain « aujourd'hui je me saoule et j'attendrai demain pour le reste » ! Les beaux jours sont généralement au nombre de 7 et au mieux de dix ! Après quoi, on commence à faire les comptes, à serrer les cordons de sa bourse, à crier après ses enfants ou son épouse lorsqu'ils osent demander un frais supplémentaire, à maudire la société de consommation, le capitalisme et l'exploitation des travailleurs par leurs patrons ! Il arrive que l'on mette la main au cœur après avoir eu pour un temps le cœur sur la main.
La tête de l'emploi Le 10 du mois, c'est déjà la date d'expiration du salaire pour quelques uns. Alors, ils ne trouvent pas quoi faire avec leurs mains sinon les tendre à un parent, à un collègue, à un agent bancaire, à monsieur l'économe de l'administration et au premier venu pourvu qu'il ne soit pas lui-même fauché ! La majorité des salaires tiennent en fait jusqu'au 15 chez les meilleurs gestionnaires. Quand on voit l'un d'eux plus soucieux que d'habitude, plus irascible que d'ordinaire, plus distrait que de coutume et plus malheureux que le plus inconsolable des orphelins, c'est que son réservoir est à sec ou bien qu'il va l'être incessamment ! Les commerçants du coin connaissent bien la tête que ces salariés font à chaque « panne sèche » : ils vous diront par exemple comment les sans-le-sou deviennent, en cette période de vaches maigres, doucereux et polis jusqu'à l'obséquiosité, comment leurs épouses naguère altières et arrogantes se font tout sucre tout miel à partir du 16 du mois et parfois un ou deux jours avant !
Date d'expiration Que ferait le salarié tunisien si un jour sa mensualité retardait d'une ou de deux semaines ? Nous pensons que le mieux serait de remettre aux fonctionnaires à chaque paiement un mode d'emploi détaillé qui les aiderait à gérer convenablement leur budget ! On y lirait par exemple : « ne jamais oublier de payer tout le loyer », « penser à la facture d'électricité : c'est pour ce mois », « la rentrée scolaire approche et Ramadan et l'Aïd et le rendez-vous avec le dentiste », «gare à toi si tu oublies le cadeau d'anniversaire du conjoint », « rappelle-toi les fleurs pour la Saint-Valentin » et « calmer l'épicier et le boucher en versant la moitié des sommes dues » ! Mais de telles notices n'arrangent pas les commerçants habitués justement aux largesses inconsidérées du consommateur tunisien. Pour eux, on peut à la rigueur autoriser les banques et les postes à inscrire sur le salaire de chacun la date de paiement, mais pour la date de péremption, il vaut mieux faire semblant de l'ignorer !