Kissinger disait que le « pouvoir » était « l'aphrodisiaque suprême ». Chez nous, c'est le derby. Moment d'envoûtement social extrême, le derby est partout, dans les foyers, dans les lieux publics, dans les écoles et les lycées. Depuis, déjà, une semaine au moins, les Tunisiens ont quasiment arrêté de rouspéter pour leur pouvoir d'achat, pour la précarité des services publics et se sont littéralement détournés de leurs problèmes quotidiens et de leurs exigences de proximités. Toute l'attention est consacrée au derby. Toute l'énergie est réservée pour le jour « J », dont l'angoissant compte à rebours émettait des signaux ponctuels, faisant monter chaque jour d'un cran cette adrénaline dont nos concitoyens sont prodigues en football. Et comme d'habitude, on s'est regroupés en tribus, en « confréries », dans un affrontement de cultures, de rites et de croyances. L'imaginaire collectif exhume dès lors la « Baraka » des saints. Chacun en revendique. De Sidi Mehrez à Sidi Belhassen, en passant par Saïda Al Manoubia et même Sidi El Halfaoui et Sidi Amor El Fayeche : on les pare des couleurs des clubs, on les invoque et on leur fait disputer une sorte de derby « conçu » pour eux... Ce derby traverse les époques et les âges comme une légende du siècle. Phénomène social indéchiffrable, indécodable, il divise Tunis en deux, cultive les fantasmes frustrés à l'intérieur du pays, mais s'abreuve exclusivement dans un ruisseau intarissable commun aux deux clubs. C'est la légitimité historique de deux grandes écoles, deux cultures nées dans la ferveur patriotique, l'expression culturelle d'un affrontement fratricide, mais éternel, entre deux modèles que, pourtant, rien n'oppose l'un à l'autre, en dehors des couleurs et des déterminismes géographiques. Car, à la fin des fins, dans le brouhaha des passions croisées et des chauvinismes invétérés l'impression est que ces deux clubs sont plus proches que leurs supporters ne le croient ; complices, même dans l'adversité... Mais le derby est aussi une affaire d'hommes. Des hommes, de grands hommes, dirigeants, joueurs ou supporters qui ont fait son histoire, et qui n'ont jamais franchi les limites de la bienséance citadine, et des exigences premières de la citoyenneté. « Aphrodisiaque suprême » pour les fans des deux clubs, soit. Mais c'est aussi à travers la légitimité du premier et du plus prestigieux derby du pays qu'on peut jauger le degré de civisme de notre société. Car, au-delà de l'arène où l'on se plaît à fantasmer sur une lutte de titans ou de gladiateurs, « Club Africain-Espérance » ne sera toujours que fête et communion. Dépassés les moments de passions exacerbées, c'est ce qui reste finalement. Il y a deux semaines, le plus grand derby du monde « Inter-Milan » aura réconforté le sport dans son éthique et dans ses valeurs basiques. Et les Italiens ne sont ni plus ni moins civilisés que nous.