Driss Khrouz et Pascal Boniface, organisateurs du séminaire L'immigration clandestine face au verrouillage des frontières, la montée du terrorisme face à la mort des idéologies, l'économie souterraine (contrebande, contrefaçon...) face à la globalisation économique, la course aux armements face aux nouvelles tensions internationales... En ce début du 21ème siècle, les risques sécuritaires ne manquent pas. Pour mieux s'en protéger, il convient d'en avoir la perception la plus juste possible.
Un séminaire sur la «Gestion des risques sécuritaires en Méditerranée: points de vue des pays du Maghreb et perspectives de coopérations régionales» s'est tenu, les 16 et 17 février, à Rabat, au Maroc. Organisé par l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS, France) et le Groupement d'études et de recherches sur la Méditerranée (GERM, Maroc), avec le concours de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense français, ce séminaire a permis à des chercheurs, responsables sécuritaires et journalistes de France et du Maghreb de plancher sur les défis de la sécurité régionale et les moyens d'y faire face efficacement.
«Ni spectateurs passifs ni témoins attristés» «Depuis six ans, et plus précisément depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous assistons à une montée des périls. Les mauvaises nouvelles s'amoncellent», a lancé Pascal Boniface, directeur de l'IRIS, à l'ouverture des travaux. Et d'ajouter: «Contre les nouveaux périls qui menacent notre sécurité, nous ne pouvons rester ni spectateurs passifs ni témoins attristés,
Nous devons agir. Et parce qu'il y a danger, nous devons discuter davantage, surtout au niveau de la société civile, afin d'élaborer des réponses et des stratégies communes». «Il faut rompre avec la logique ethnoculturelle de bloc à bloc, entre Occident et Islam, Nord et Sud, traditionalistes et modernistes. Car la menace terroriste est globale», a déclaré, de son côté, Driss Khrouz, secrétaire général du GERM. «La menace terroriste encourage certes des réponses sécuritaires, mais elle doit être traitée de manière globale, qui inclue les dimensions politique, sociale et culturelle». Etant entendu qu'«il n'y aura pas de sécurité tant que la liberté est bafouée, que les droits de l'homme ne sont pas respectés et que des régimes oligarchiques maintiennent leur emprise sur les sociétés au sud de la Méditerranée». «Seule la démocratie peut protéger l'Etat, la société, les individus », a ajouté Khrouz qui s'est demandé, en conclusion, si l'Europe est capable de se démarquer de la position, frontale et belliciste, des Etats-Unis et d'œuvrer en vue d'éviter la confrontation entre l'Occident et le monde musulman que la politique américaine actuelle est en train de provoquer. Identifiant les nouveaux périls auxquels la région sont confrontés (terrorisme, grand banditisme, trafics d'armes et de drogue, déliquescence des Etats, immigration clandestine. ..), Mohamed Mohattane, secrétaire d'Etat marocain au Développement rural, a évoqué, de son côté, du «triptyque de tous les dangers», à savoir F armement, la drogue et le terrorisme. Une réponse commune à ces dangers requiert selon lui une «convergence des intérêts» entre les peuples. «Nous devons opposer la force du droit à celle... du doigt sur la gâchette», a-t-il dit, en désignant la zone du Sahel et de l'Afrique de l'Est comme «le ventre mou de la sécurité au sud de la Méditerranée», une bande saharienne où errent des millions d'hommes, immigrés clandestins, trafiquants et apprentis terroristes..., qui représentent un véritable défi pour la sécurité de la région et du monde. Initiée par les Etats-Unis avec la participation de huit pays du nord et du sud du Sahara, la «Pan Sahel Initiative» vise à sécuriser toute cette bande propice à tous les trafics transfrontaliers. Mais si elle a l'avantage d'exister et de permettre une coopération sécuritaire internationale en Afrique du Nord, cette initiative présente cependant le grand désavantage de réduire la sécurité à sa dimension purement militaire. Certains orateurs, comme notre confrère d'"Al-Hayat" et d'"Al-Mawkif", Rachid Khéchana, ont exprimé une autre réserve vis-à-vis de cette initiative. Selon eux, les Etats-Unis ont tendance à exagérer la menace que représente le Groupe salafiste pour la prédiction et le combat (GSPC algérien), appelé désormais Al-Qaïda au Maghreb. Car cette menace leur permet de justifier, au regard de leurs partenaires régionaux et de l'opinion internationale, une présence militaire en Afrique du Nord, qui n'est pas motivée par la seule lutte antiterroriste, mais par la volonté de Washington de contrôler les énormes ressources énergétiques dont regorge le sous-sol de la bande saharienne s'étendant du Darfour à la Mauritanie, en passant par le Tchad, le Niger et le Nigeria.
Centralité de la question israélo-palestinienne Au «triptyque de tous les dangers» évoqué plus haut, Didier Billion, directeur adjoint de l'IRIS, a opposé, de son côté, le «triptyque du partenariat euroméditerranéen», à savoir la coopération politico-sécuritaire, économique et culturelle, c'est-à-dire des réponses globales à des menaces globales. Car, pour être efficace, cette coopération ne peut disjoindre les questions sécuritaires de celles économiques et sociales. De la même manière, elle ne peut pas disjoindre la question du conflit israélo-palestinien de celle de la sécurité en Méditerranée, comme le font les Etats-Unis. Cette centralité de la question israélo-palestinienne, souvent soulignée par les habitants de la rive sud - mais mal comprise par leurs partenaires du nord - n ' est-elle pas l'une des causes des maigres résultats de l'intégration euroméditerranéenne ? Parmi les autres handicaps à cette intégration, les participants ont cité aussi la «tentation d'unilatéralisme européen». La mise en place de la politique européenne de voisinage avec ses plans d'action bilatéraux présente, en effet, des risques, comme celui de «diluer le partenariat dans le voisinage». Si son objectif est seulement de «mettre place un cordon sécuritaire pour protéger l'Europe des turbulences du sud de la Méditerranée», cette nouvelle politique aurait peu de chance de réussir. D'autant que le partenariat euro-méditerranéen est handicapé aussi par les difficultés des pays du sud à mener à terme le moindre projet d'intégration régionale, avec notamment une Ligue arabe et une Union du Maghreb arabe immergées dans un coma profond. Face aux menées américaines en Méditerranée et au Moyen Orient, les Européens et Sud-méditerranéens seraient bien inspirés d'œuvrer en vue de parvenir à des perceptions communes - sinon proches - des menaces sécuritaires et d'élaborer une stratégie sécuritaire commune. Pour cela, l'Union européenne devrait renforcer sa présence en Méditerranée - et non pas réduire celle-ci au profit de ses nouveaux membres de l' Europe centrale et de l'Est - et s ' engage plus efficacement dans la relance du processus de paix au Proche-Orient. Fouad Ammor, professeur à la Faculté de droit de Fès, a déploré, de son côté, qu'en matière sécuritaire, «l'approche pragmatique, qui privilégie les solutions à court terme, prend souvent le pas sur toutes autres». Or, a-t-il précisé, «les risques s'inscrivent dans la durée et requièrent un traitement de fond».
Globalisation et «transtfrontalisation» des menaces Le chercheur a souligné, par ailleurs, F articulation des risques et des mutations profondes de la société. Ainsi, l'ouverture économique transforme-t-elle les pays en de simples comptoirs, c'est-à-dire des espaces par où transitent les hommes, les objets et les services. Elle hiérarchise aussi les espaces en vertu de ce simulacre d'homogénéisation qu'est la globalisation. Car, en concentrant le savoir et la technologie dans une région et l'ignorance et l'obscurantisme dans une autre, cette globalisation élargit le fossé entre les riches et les pauvres et provoque des réactions de repli identitaire voire un choc des civilisations. Résultat de ce processus d'ouverture, d'«offshoring» ou de «franchisât! on», les frontières deviennent plus poreuses. D ' où la «transfrontalisation» des menaces, qui tend à internationaliser la gestion des problèmes sécuritaires. Or, ce qui rend cette gestion plus problématique, c'est justement la dissymétrie qui persiste «entre des politiques lents à prendre des décisions d'un côté et de l'autre des groupes [terroristes] mobiles, flexibles et dynamiques». Jawad Kerdoudi, directeur de l'Institut marocain des relations internationales (IMRI) a déploré, pour sa part, les inégalités qui persistent entre le nord et le sud de la Méditerranée et les antagonismes entre l'Union européenne et les Etats-Unis, à cause notamment des visées hégémoniques américaines et de leur volonté de mainmise sur les richesses naturelles de la région. Ces deux problèmes créent incompréhensions et des tensions qui aggravent les menaces sur la sécurité régionale. En réponse aux orateurs qui ont traité l'Union européenne comme un bloc homogène, Pascal Boniface a rappelé que «l'Europe n'est pas un ensemble uni», que «les pays européens n'ont pas la même perception des risques et des priorités» et que «le centre de gravité de l'ensemble européen est en train de se déplacer vers l'Est». Avant d'ajouter, comme pour relativiser ses propos, que des pays européens sans tradition méditerranéenne jouent désormais un rôle important dans la gestion des affaires méditerranéennes. Il a cité, à ce propos, l'exemple de la Finlande qui a joué un rôle important dans la condamnation européenne de 1 ' offensive israélienne contre le Liban, F été dernier.
Le nécessaire retour au multilatéralisme Après avoir souligné que la Méditerranée est une zone stratégique, non pas seulement pour les riverains, mais aussi pour l'Union européenne dans son ensemble et même pour les Etats-Unis, qui y sont aujourd'hui très engagés, François Gouyette, ambassadeur français chargé du processus euromé-diterranéen, a énuméré les cinq grandes menaces telles qu'identifiées par la Stratégie européenne de sécurité, annoncée le 12 décembre 2003 et qui est censée accompagner et compléter la PESO (Politique européenne de sécurité et de défense). Ces menaces sont, par ordre d'importance: - le terrorisme, l'Europe étant passée, au regard des groupes jihadistes, du statut de base arrière à celui de zone d'opération [«privilège» dont le Vieux Continent se serait bien passé]; - la prolifération des armes de destruction massive [«menace» qui n'est pas perçue comme telle par les Maghrébins et les Arabes, qui voient des menaces autrement plus graves dans les inégalités entre le Nord et le Sud, le choc entre l'islam et l'Occident et la politique des «deux poids deux mesures» dans la gestion des affaires internationales]; - les conflits régionaux [et particulièrement celui israélo-palestinien, ajouterions-nous]; - la déliquescence des Etats [conséquence du despotisme et de la lutte pour le pouvoir sur un fond de déficit démocratique] ; - et, enfin, la criminalité organisée. Le diplomate français a ajouté, par ailleurs, qu'aucune de ces menaces n'est d'ordre militaire et ne peut donc être traitée par des moyens militaires. Cette position est fondamentalement opposée à celle des Etats-Unis qui, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, ont lancé des guerres en Afghanistan et en Irak et menacent d'en lancer d'autres en Iran ou au Soudan. Ces menaces requièrent certes une réflexion à l'échelle mondiale, mais elles ne sauraient être traitées efficacement que par des actions régionales concertées. D'où la nécessité d'une coopération interrégionale, avec notamment la recherche d'approches communes dans le cadre de divers regroupements (Euromed, 5+5, UMA, Ligue arabe...), qui aboutiraient à une approche internationale fondée sur un...«système multilatérale efficace». Il convient d'ajouter ici que cette position européenne est aussi en nette contradiction avec celle des Etats-Unis, qui mènent leur guerre contre le terrorisme de façon (presque) unilatérale, en cherchant à imposer leurs vues et méthodes au reste du monde. Comment parvenir à une approche commune entre le Nord et le Sud, l'Est et l'Ouest, les Occidentaux et les Musulmans, alors que les perceptions des menaces, comme celles des intérêts, sont parfois différentes, si elles ne divergent pas radicalement, comme dans le cas du conflit au Proche-Orient ? Réponse du diplomate français: en recherchant le consensus du plus petit dénominateur commun, en mettant en place des dialogues ciblés et en définissant des concepts communs permettant une plus grande convergence des analyses. L'adoption, en novembre 2005, à Barcelone, du Code de conduite euromédi-terranéen en matière de lutte contre le terrorisme, s'inscrit dans cette volonté de mener une politique sécuritaire suprarégionale. Elle permet aussi d'atténuer le sentiment d'échec - ou «le bilan globalement négatif» pour employer un langage plus diplomatique du processus Euromed.
Pour un Commissariat maghrébin à l'énergie atomique Le général Jean-Marc Laurent, adjoint au directeur de la Délégation aux Affaires stratégiques au ministère français de la Défense, a donné, de son côté, plusieurs exemples qui montrent que le partenariat sécuritaire et militaire euroméditerranéen fonctionne déjà assez bien, surtout au niveau des 5+5, grâce notamment à la mise en place de nombreux programmes fédérateurs, comme : - les exercices militaires impliquant des moyens et des hommes ; - les séminaires consacrés à des thèmes d'intérêt commun (sûreté aérienne, aide aux populations en cas de guerre, lutte contre les criquets par utilisation de satellites militaires, médecine militaire, apport des armées à la préservation de l'environnement...) - ainsi que des projets d'échange de données non protégées sur la surveillance maritime, d'école virtuelle de cadres de défense 5+5... «Si le partenariat 5+5 a mieux réussi que celui de l'Euromed, c'est parce qu'il est fondé sur trois pivots:'des intérêts communs, le libre choix des partenaires et un format souple», a expliqué un confrère algérien, Ihsane El Kadi. On sait, en effet, que plus le nombre de pays augmente plus le dénominateur commun devient faible. Après avoir insisté sur «la nécessité de veiller à ce que les engagements sur le plan euro-méditerranéen soient assumés par les opinions publiques maghrébines, surtout en ce qui se rapporte à la coopération sécuritaire», El Kadi a appelé à éviter les thèmes susceptibles de provoquer des divergences (tels que la prolifération des ADM ou l'arrêt des flux migratoires) et à centrer la coopération nord-sud sur les projets fédérateurs. Il a cité, à ce propos, les projets relatifs à l'énergie nucléaire civile mis en route au sud de la Méditerranée, qui peuvent constituer un thème d'intégration régionale et sub-régionale, avec notamment la création d'un Commissariat maghrébin à l'énergie atomique en étroite collaboration avec 1 ' Europe. «Il faut aussi cesser de parler de la migration en terme de risque. Car, à l'orée de 2015 et 2020, le Maghreb va devenir, lui aussi, une zone d'accueil pour la main d'œuvre subsaharienne. Une coopération avec l'Europe sera alors très utile», a ajouté El Kadi. Par la richesse et la franchise qui les ont caractérisés, les débats de Rabat ont permis de dégager les divergences - et les convergences - entre Maghrébins et Européens quant à leurs perceptions respectives des menaces sécuritaires. Ils ont mis en évidence aussi, chez les Maghrébins, un «grand besoin d'Europe», d'autant que «le partenariat entre le Maghreb et l'Union européenne est beaucoup plus profond, surtout sur le plan humain, qu'entre le Maghreb et les Etats-Unis», comme l'a dit en conclusion Pascal Boniface.