L'autre jour, au Centre des traumatismes et des grands brûlés de Ben Arous, une dame qui présentait bien et qui n'avait rien d'une malapprise, déversa pendant quelques bonnes minutes toute la rage intérieure qu'elle éprouvait contre une fonctionnaire de l'un des guichets d'accueil du « nouvel hôpital ». C'était par-delà l'écran en verre qui les séparait un déchaînement incontrôlable de la patiente, et au torrent d'insultes directes la visant, l'agente répondait par des sourires et des moqueries des plus dédaigneux. La scène se passait devant près d'une trentaine de visiteurs dont la plupart trouvait la réaction furibonde de la dame tout à fait justifiée car l'infirmière avait décidé sur un coup de tête de fermer son guichet et de renvoyer la file qui attendait devant elle vers d'autres services. L'incident aurait pu se clore là ; non ! L'agente choisit de rejoindre le guichet vers lequel se sont dirigés ses clients pour, selon les propos de certains d'entre eux, les narguer et rire aux éclats de leur désappointement. C'est, paraît-il, ce qui mit la patiente hors d'elle et la poussa à se défouler aussi insolemment sur la secrétaire. Nous fûmes témoins d'une partie de l'altercation et avons vu combien la femme en colère était soulagée après son « coup de gueule ». On aurait dit une assoiffée qui vient de se désaltérer, une affamée à la sortie d'un festin, une malade entièrement guérie ! On mesurait facilement sur ces traits subitement épanouis, le plaisir qu'elle ressentait après s'être déchargée d'une rancœur longtemps tue. Il faut dire que les Tunisiens qui aimeraient vivre cette sensation si apaisante sont très nombreux ; mais tous n'ont pas l'audace de cette femme qui ne craignit ni arrestation ni procès pour avoir dérangé un fonctionnaire alors qu'il n'accomplissait pas son travail. A dire la vérité, les citoyens qui manifestent de la sorte leur mécontentement s'y trouvent souvent contraints parce que leurs autres recours n'ont jamais vraiment eu de suites. On a beau placer dans un ou plusieurs coins de nos administrations, des boîtes pour recueillir les doléances des visiteurs ; les mêmes travers sont enregistrés un ou deux mois après. Plus personne aujourd'hui n'est dupe de « cette poudre aux yeux » appelée aussi boîte de suggestions comme pour avouer l'incapacité des responsables de résoudre les problèmes signalés par le citoyen. En ravalant les plaintes et récriminations de celui-ci au rang des propositions, ils lui font tout simplement comprendre que son courrier restera lettre morte !
Le supérieur, un épouvantail ! Nous avons essayé de comprendre l'origine lexicale de cette dernière expression et n'avons pas été satisfaits des résultats de notre recherche. En fait, on doit remonter à l'origine de la bureaucratie pour comprendre la pratique des « lettres mortes ». C'est sans doute parce que la plupart de nos administrations sont « métastasées » que toutes les lettres et critiques émanant des citoyens et des journalistes n'ont plus d'effet sur leurs agents. La preuve, vous ne faites trembler aucun fonctionnaire aujourd'hui en le menaçant de le plaindre à son supérieur. D'ailleurs au centre des traumatismes et des grands brûlés, nous avons enregistré de la part d'une infirmière et d'une secrétaire des phrases du genre « allez- vous plaindre au directeur ! » ou bien « il ne me fera rien ton directeur ! ». En réalité, la majorité des fonctionnaires répondrait par ces mêmes termes si quelqu'un protestait contre le mauvais traitement qu'ils lui réservent. Que risquent-ils au pire des cas ? Un rappel à l'ordre, une sanction mineure, une remontrance un peu bruyante, un reproche prudent et euphémique (quand le supérieur est en face d'un ou d'une pistonnés) ! Sans plus ! Et c'est heureux qu'on n'accorde pas une promotion à votre vis-à-vis, parce que cela peut effectivement arriver que les plus mauvais agents soient les premiers récompensés ! Nous avons connu un agent bancaire très insolent qui s'absentait régulièrement 7 jours par mois et qui avait toujours escaladé avec aisance et sans accrocs les échelons que d'autres fonctionnaires plus compétents mettent des décennies à gravir. Dieu sait pourtant combien de fois il a été plaint à son chef. Que doit-on en déduire ? D'abord que certains fonctionnaires sont « intouchables » et qu'ils ont carte blanche pour agir comme ils l'entendent sur leur lieu de... « travail » ! Que par conséquent, les « supérieurs » ne le sont que pour les agents sans couverture ! Ensuite que les directeurs, sous-directeurs ou chefs de services ne prennent que des demi-mesures en matière de discipline professionnelle et que les fonctionnaires sévèrement sanctionnés font plutôt partie des « indésirables » de l'administration dont on connaît pourtant l'intégrité et l'ardeur à la tâche !
Métastasés à tout jamais ! Et puis est-il concevable que le principal administrateur d'un établissement public ne soit pas mis au courant de l'incurie de certains de ses services ni des agissements d'un certain nombre de ses fonctionnaires ? Pourquoi ne les voit-on jamais, ces « responsables supérieurs », s'assurer par eux-mêmes et à une fréquence régulière de la bonne marche de leurs services, et en particulier ceux qui mènent la vie dure aux citoyens ? Les « surveillants » désignés à cette tâche n'y mettent jamais le zèle requis et prennent souvent la défense de l'agent contre le visiteur, comme ça par solidarité et dans l'espoir d'une faveur semblable le jour où c'est le surveillant qui est « coincé » ! Mais il paraît que le réseau des solidarités a des ramifications plus étendues dans nos administrations, que « supérieurs » et subalternes font, en toute circonstance, bloc contre le citoyen accusé désormais d'impatience, d'intransigeance, d'arrogance, d'intolérance, d'indifférence, de cynisme, d'inhumanité, d'ignorance, d'incivisme et d'irresponsabilité ! Il semble aussi que les haut-placés ont « toujours d'autres chats à fouetter », c'est pourquoi ils ne « fouettent » personne dans l'administration à la tête de laquelle ils se trouvent. Leur linge sale ils le lavent toujours en famille et ils font tout pour donner l'impression que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, notamment lors des visites d'un plus haut responsable ! Quand un journaliste relève les lacunes et souligne les disfonctionnements récurrents dans leur établissement, ils ont le choix entre deux réactions : soit publier un « droit de réponse » tout en démentis éhontés et en formules figées qui sentent la désinformation à dix mille lieues ; soit afficher une indifférence totale comme s'ils étaient anesthésiés contre la critique d'où qu'elle vienne. C'est un peu comme la vieille qui ne ressent plus rien quand on la pince ! Anesthésiés ? Non, plutôt métastasés ! Que les plaintes se multiplient, que le citoyen hausse le ton et sorte de sa réserve et de sa timidité pour s'en prendre ouvertement aux fonctionnaires, cela ne fait ni chaud ni froid à ces derniers qui développent après quelques années seulement de carrière une solide carapace contre la critique et le reproche. Le meilleur fonctionnaire est justement celui qui n'en a cure, qui se prend pour la caravane qui passe en dépit des aboiements des chiens. Oui, pour plusieurs agents, le citoyen mécontent et le journaliste « geignard » peuvent aboyer tout leur soûl, remplir chaque jour la boîte des doléances avec leurs missives incendiaires, eux,ils resteront ce qu'ils sont : éternels « métastasés » !