Un coopérant français est venu, il y a quelques années, travailler dans l'une des plus belles villes côtières de Tunisie. Il habita un quartier très chic de la région à quelques dizaines de mètres de la plage. Il y resta quatre années de suite et voilà ce qu'il en dit aujourd'hui : " J'avais loué la villa à 900 dinars le mois et ce n'était pas la plus luxueuse du coin. Mes voisins habitaient chalets et châteaux avec piscines et immenses jardins. Je dis " mes voisins " mais jamais pendant les quatre années passées dans le quartier, je n'ai vraiment connu l'un d'eux. Si ce n'était notre femme de ménage qui nous rapportait de leurs nouvelles, nous n'aurions jamais appris qui ils étaient. Nous n'en rencontrions quelques uns qu'en voiture et quand nous nous saluions, cela n'arrivait pas fréquemment, c'était furtivement, discrètement et froidement. Une fois, nous eûmes besoin de consulter l'urologue qui habitait en face de chez nous, nous lûmes sur sa porte d'entrée qu'il ne recevait les patients que dans son cabinet. Entre eux, la plupart des habitants ne se parlent pas et ne se rendent que très occasionnellement visite. D'ailleurs il faut d'abord les trouver à leur adresse ; car ils n'y sont pas toujours ou bien ils rentrent très tard à la maison. Leurs enfants non plus n'ont pas de véritables affinités, on ne les voit jamais jouer devant chez eux et quand ils n'ont pas leur propre voiture, on ne les voit que dans celle de leurs parents ou de visiteurs étrangers à la cité. Pendant le jour, ce sont leurs employés que vous rencontrez de temps en temps en train de faire un brin de causette devant leurs portes ou en rentrant chez eux, l'après midi. Il n'y a presque pas de commerçants dans les environs et tous les habitants achètent leurs provisions dans des supermarchés ou supérettes assez éloignées de là. Le soir, et après que chacun ait rentré sa ou ses voitures au garage, vous ne voyez personne rôder dehors. A l'occasion d'une fête, le monde invité est à majorité étranger au quartier. Une seule famille nous a une fois envoyé un faire-part, nous avons accepté l'invitation mais pendant la soirée nous n'avons eu que des échanges expéditifs avec notre hôte et quelques uns des autres invités. Au bout d'un certain temps, nous avons nous-mêmes pris leurs habitudes et un goût presque pervers pour la réserve et la discrétion. " Le décor opposé Dans les quartiers dits " populaires ", c'est plutôt l'ambiance contraire qui règne. On y abuse de familiarité et d'indiscrétion. C'est tout le temps noir de monde et vous vous trouvez souvent obligé de vous jeter dans la mêlée. Les commerces se comptent par dizaines dans une seule rue, et ils ne s'installent pas seulement à l'intérieur des boutiques. Les marchands ambulants et les vendeurs à même le trottoir et la chaussée sont légion. Les enfants sont trop nombreux et provoquent à toutes les heures de la journée un boucan continu sans pour autant déranger qui que ce soit dans le voisinage. La circulation n'est faite que d'embouteillages humains et/ou mécaniques. Quand ce n'est pas la foule qui provoque le bouchon, ce sont les mobylettes et les scooters innombrables montés par les jeunes et les moins jeunes qui s'en chargent ou alors les petites et grandes voitures de transport, les deux roues rudimentaires, les Mercédès retapées rapportées de l'étranger en été ou pendant l'année. Dès la fin mai, les festivités diverses sont entamées dans une ambiance assourdissante et l'on oublie rarement de vous y convier. Les cafés ouverts jusque tard dans la soirée sont relayés par les " bistrots " sauvages et les gargotes de plein air qui ouvrent à la tombée de la nuit et ne ferment qu'au petit matin. Jeux pacifiques ou violents, accolades ou disputes de femmes, embrassades ou bagarres d'ivrognes, pitreries ou rixes de mômes, chamailleries de couples ou mésententes familiales, tout cela se passe très rarement à votre insu et il n'existe pas vraiment d'affaires personnelles dans la zone. A l'animation bruyante des humains, s'ajoute invariablement celle des animaux domestiques ou errants : tout y est, chats et chiens en surnombre, volaille de basse-cour, bétail, chevaux, ânes, mules, moutons, chèvres, oiseaux de compagnie et s'il le faut quelques races de reptiles " innocents " ! Les artères du quartier gardent en toute saison la trace de leurs passages diurnes et nocturnes. Et comme les habitants se passent souvent des poubelles et des conteneurs pour déverser leurs détritus, nous vous laissons imaginer les effluves que cette négligence collective (la mieux partagée dans les parages) permet de propager dans l'air déjà pollué de la cité.
Cageots et " cimetières " à étages Notre coopérant aurait-il préféré ce quartier à l'autre ? Nous n'en sommes pas très sûrs ! Il n'aurait pas non plus aimé vivre dans les appartements des nouveaux immeubles de plus en plus nombreux aux environs des grandes villes. Les rapports humains n'y sont pas très chaleureux et chacun y vit dans sa bulle et dans la crainte de l'autre. Ce sont pour la plupart des cités dortoirs qu'on regagne à 19 heures pour n'en sortir que le lendemain assez tôt. Dépourvues d'aires de jeux et de vraies zones vertes, ces cités " verticales " qui n'offrent à personne en fait d'espaces de loisirs s'apparentent à des cimetières à étages qui ont cette particularité de s'allumer pendant une partie de la soirée. Craignant pour leurs biens et leur sécurité dans ces quartiers souvent isolés, les habitants ont grillagé portes et fenêtres et engagé des gardiens pour surveiller la cité 24 heures durant, si bien d'ailleurs que vous vous y sentez, par moments, comme sur un site militaire dont il ne faut pas s'approcher et où il est formellement interdit de...photographier ! On voit cependant que la vie s'anime du côté de quelques agglomérations de ce type, mais le modèle d'animation adopté tend à rappeler en plusieurs points l'ambiance des quartiers populaires : cafés bombés de chômeurs et d'individus plutôt louches, petits commerces polluants, parkings et marchés sauvages, locaux de mécanique et de plomberie sanitaire sales et mal aménagés etc. C'est désormais la foire autour de tous les immeubles, ce qui n'a pas manqué de pousser les habitants incapables de s'accommoder de la pagaille nouvelle à plier bagages à la recherche d'un coin plus vivable.
Où aller ? Mais justement, où trouver ce coin vivable dans nos cités ? Quand ce n'est pas la chaleur humaine qui y fait défaut, ce sont les commodités d'une vie confortable et paisible qui en sont absentes. Quand elles ne ressemblent pas à des étables, les cités ont l'air de ghettos de luxe. Quand vous n'y êtes pas entassés comme dans un poulailler, vous vous y sentez comme dans un désert habité. Faits de somptueux châteaux ou de gourbis déguisés, de villas indépendantes ou d'immeubles en forme de cageots, les quartiers de nos villes manquent toujours de ce quelque chose qui assure ensemble l'humanité, la sécurité et le confort de l'espace habité. Quand ce n'est pas un seul de ces éléments qui y manque, le quartier n'en réunit aucun des trois ! Contentons-nous en! Mais est-ce la solution idéale ?