Le mouvement de l'exode rural et de son corollaire l'habitat anarchique, a commencé dans les années soixante, sous la double pression de la démographie galopante de l'époque et d'une forme de socialisme, qui a ruiné le pays en une décennie. Et cela a continué au fil des années pour diverses raisons, notamment la mécanisation de l'agriculture, le morcellement des terres, les promesses d'enrichissement rapide dans les villes grâce aux petits boulots et à la débrouillardise... La ville a ainsi subi une vague de nouveaux arrivants, pauvres, mal adaptés à la vie dans la cité et qui a été obligée, faute de moyens, de s'entasser dans des zones d'habitat insalubre. Une situation qui s'est accompagnée de mutations socio-économiques et culturelles profondes, imposant des changements radicaux dans l'organisation sociale et spatiale des villes. Cela s'est traduit par " le développement de noyaux d'habitat non réglementaires, construits sans plan d'ensemble, dépourvus de toute infrastructure de base et de tout équipement socioculturel, constituant ainsi de larges secteurs d'habitat insalubre mettant en péril la sécurité et la santé publiques ", nous a confié un ancien responsable municipal, aujourd'hui à la retraite. Pourtant, les services municipaux prennent rarement la décision de démolir une construction anarchique. Les raisons de cette négligence sont multiples et c'est un responsable municipal qui nous les donne sous couvert d'anonymat : " lorsqu'une famille va être mise à la rue ou qu'une vieille dame se retrouve seule dans un taudis, nous ne pouvons pas, humainement détruire leur maison ".
Le laxisme des autorités " Le plus souvent, les autorités municipales se contentent de confisquer les outils de travail des maçons, bloquant ainsi le chantier. Souvent, le contrevenant écope d'une amende pour construction sans autorisation ", nous a assuré un citoyen qui a construit sa maison sans autorisation du côté de l'Ariana. Résultat : au lieu que l'habitat anarchique soit maîtrisé, il n'a fait que proliférer du fait du non respect des règlements. Le plus révoltant dans cette affaire, c'est que l'avancée du bâtiment se fait aux dépens des terres agricoles. Un historien assure : " Vous serez étonnés d'apprendre que les portes de Bab El Khadhra donnaient sur des champs il y a quelques décennies. Les foyers actuels Bardo 1, 2 et 3 étaient des champs de blé dans les années soixante. L'Ariana et la Manouba produisaient l'ensemble des fruits et légumes vendus à Tunis dans les années 70... " Plus récemment, à Sijoumi ou Sidi Hassine des oliviers ont été arrachés pour céder la place aux briques rouges et au béton. Une invasion que les autorités municipales ont été incapables de juguler, tant la pression démographique intense et les combines pour ériger des taudis sont incroyables. C'est la nuit que les dalles sont bâties, à la va-vite. C'est durant les jours fériés que les murs sont érigés à toute vitesse. Sans oublier la période des élections municipales où les habitants font ce qu'ils veulent, tant ils sont sûrs que personne ne viendra les contrôler... Ce que nous avons également constaté au cours de cette enquête, c'est que les constructions inachevées sont très nombreuses. On érige des murs et on laisse la bâtisse pourrir sous le soleil et la pluie. Les raisons sont nombreuses, notamment l'incapacité d'achever les travaux pour de nombreuses familles, qui s'installent sur un parterre en ciment et vivotent en attendant des jours meilleurs. D'autres n'achèvent pas les travaux et laissent les briques rouges apparentes, " afin de ne pas payer les taxes municipales ", nous a-t-on affirmé.
Ni routes, ni égouts... Il y a bien sûr ceux qui profitent de cet état de choses : ce sont les propriétaires de ces terrains agricoles qui sont envahis par le béton. Attirés par des prix inespérés, ils vendent leur terre sans discernement. Ils les divisent en petits lots de 100 ou 200m_, où on ne peut que construire de petites masures, sans même un mètre carré de verdure. Et on oublie souvent de résoudre des problèmes d'infrastructure de base, comme les routes et les égouts. Les autorités de tutelle tentent parfois de lutter contre la construction anarchique, comme ce fut le cas il y a quelque temps dans le gouvernorat de l'Ariana. La municipalité de Raoued a pris l'initiative de créer un observatoire pour lutter contre ce phénomène dans la région. Mais lutter contre la prolifération de l'habitat insalubre dans le périmètre communal est inutile, puisque c'est justement en dehors de ces zones que l'anarchie règne. Ce qui est désolant dans cette affaire, c'est que la fièvre bétonneuse se fait aux dépens de l'équilibre écologique et souvent de l'esthétique des villes. Plus inattendu : les constructions anarchiques parviennent jusqu'à une zone aussi réputée que Hammamet, l'une des stations balnéaires les plus huppées du pays. Là-bas le béton envahit les vergers d'agrumes et la plupart des habitations sont construites sans autorisation de bâtir. Il ne s'agit pas ici de bidonvilles, mais de résidences de luxe. Or ces vergers d'agrumes constituent l'emblème de la région et quel que soit l'habitat que l'on érige, c'est une agression contre l'équilibre écologique de la région, surtout que certaines unités hôtelières et des cités résidentielles empiètent sur le domaine public maritime... Un débat sur les mauvaises conditions d'habitat et le sous-équipement d'un grand nombre de quartiers serait souhaitable, afin que tous les Tunisiens bénéficient d'une meilleure qualité de vie. Il convient aussi de s'interroger sur certaines insuffisances dans l'application des nombreuses lois qui régissent ce secteur. Un arsenal juridique qui n'a jusque-là rien changé à la situation que vit le secteur depuis de trop nombreuses années. Des milliers de citoyens souffrent de l'habitat insalubre. Cette situation a entraîné une détérioration du tissu urbain et porté préjudice à l'harmonie du bâti et à l'esthétique urbaine des villes. La spéculation immobilière est bien sûr un élément clé dans la naissance des bidonvilles. Et en dépit de tous ces efforts consentis par les différents intervenants dans le domaine de l'habitat, la situation reste précaire, avec des milliers de personnes qui vivent encore dans des lieux qui ne disposent d'aucune infrastructure nécessaire. Pauvreté, maladies, analphabétisme, manque d'hygiène, insécurité et délinquance se mêlent pour former un mélange explosif inquiétant.