La suppression de l'ancien examen de sixième et l'entrée en vigueur de l'école de base, depuis les années quatre-vingt-dix, ont été à l'origine d'un gonflement sans précédent du nombre d'élèves autorisés à poursuivre leurs études dans les lycées et collèges de notre pays. Cette décision, qui émanait des plus hautes sphères répondait en fait à une doléance, maintes fois réitérée par les organisations nationales ainsi que l'ensemble de la classe politique : l'école doit cesser de jeter nos enfants dans la rue, elle doit au contraire les prendre en charge au moins jusqu'à l'âge de seize ans. Car la quantité n'est pas synonyme de qualité. Mais la mise en application de l'école de base a soulevé aussitôt des interrogations chez les éducateurs qui craignaient, à juste titre d'ailleurs, que l'école se transformât en une garderie. Et pour cause. Comment, se demandaient-ils, que dans de telles conditions, peut-on s'adresser en même temps à des élèves aux niveaux très disparates ? Ne risque-t-on pas de brader les fondements élémentaires du savoir ? Ces préoccupations ne sont en fait un secret pour personne. Et, le ministère de l'Education et de la Formation en était conscient. C'est pourquoi il n'a pas cessé, depuis la mise en train de cette école, d'adapter le contenu des programmes et les approches pédagogiques au niveau des apprenants. Mais, les résultants ne furent pas très heureux. La raison en est qu'il n'existe pas de méthode pédagogique apte à s'adresser à des adolescents dont un grand nombre accuse un retard considérable. En témoignent les résultats trimestriels délivrés par l'administration des lycées et collèges. Ce sont, en réalité, les matières « essentielles », c'est-à-dire, les mathématiques et surtout les langues étrangères, qui constituent le talon d'Achille des élèves du 2ème cycle de base. Beaucoup d'entre eux ne savent, en effet, ni lire, ni écrire, dans le sens premier de ces deux trimestres et ne disposent pas non plus du minimum requis en ce qui concerne le vocabulaire fondamental (1). Il n'est, donc, pas étonnant, que parmi ces élèves, il y ait des fauteurs de trouble en milieu scolaire. Très mal à l'aise, se sentant marginalisés, en dépit des efforts titanesques fournis par les professeurs, ils ne tardent pas à se « révolter » contre l'école et ses symboles, à commencer par les enseignants qui, pour limiter les dégâts, se voient contraints de renvoyer les éléments récalcitrants, à qui l'administration comme pour calmer le jeu délivre des billets pour réintégrer leurs classes. Et l'on assiste ainsi à un cercle vicieux mais infernal qui semble « satisfaire » toutes les parties prenantes. En vérité, l'administration n'a plus les prérogatives d'endiguer ce laxisme comme il se doit. Cette réalité peu reluisante met les enseignants devant ce pénible dilemme : renvoyer les élèves chahuteurs, quitte à se voir rappelés à l'ordre, ou endurer les pires réactions de ceux qui, consciemment ou inconsciemment, refusent d'accéder à la connaissance pour manque de formation flagrant. Il s'ensuit un certain désabusement chez bon nombre de professeurs. Et, l'on regrette vraiment qu'on ait fait trop de concessions à nos élèves en abaissant trop bas la barre. Dès lors une question s'impose : faudrait-il, à la lumière de ce constat, crier haro sur l'école de base ?
A chacun selon ses besoins, à chacun selon ses mérites Il va falloir, à mon avis, repenser ce concept, en tenant compte des aptitudes physiques et intellectuelles de nos adolescents qui débarquent en 2ème cycle de l'école de base. Autrement dit, il faut rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Car, quoique nous soyons faits de la même pâte charnelle, nous n'avons pas les mêmes prédispositions pour poursuivre le même type d'enseignement. C'est comme si on demandait à tous les sportifs tunisiens, et indépendamment de leurs spécificités physiques, de s'adonner au basket-ball ! Il est à fortiori tout aussi aberrant de faire courir un volleyeur le marathon que de proposer à des adolescents en difficultés d'apprentissage un enseignement dont l'objectif majeur consiste à maîtriser les langues (nationale et étrangères) et les sciences fondamentales ! En dépit de cette aberration, bien des parents tiennent absolument à ce que leurs enfants soient orientés vers les filières dites « nobles ». C'est tout simplement parce qu'ils sont victimes du mythe dévalorisant, les métiers manuels.
« Un métier à mon fils ! mon fils artisan ! Monsieur y croyez-vous ? » (2) Il est vrai que les préjugés qui méprisent le travail manuel ne datent pas d'aujourd'hui, et ne sont pas non plus, l'apanage de notre société. Déjà, au XVIIIe siècle, le moraliste et philosophe J.J.Rousseau fustigeait le caractère arbitraire de la classification des métiers en métiers « nobles » et en métiers « vils ». C'est ainsi qu'il rétorqua à son interlocutrice imaginaire : « J'y pense mieux que vous, madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir être qu'un Lord, un Marquis, un Prince, et peut-être un jour moins que rien ». Sans doute, l'auteur de L'Emile, espérait-il, à travers la provocation et le paradoxe soutenant son discours, dénoncer un mythe aussi ancestral que celui sur lequel reposait le système féodal. Néanmoins, on continue d'y croire, de nos jours puisque les diplômes délivrés, chez nous, par des institutions telles que les écoles des métiers, sont caducs. Aussi, ces écoles sont-elles boudées par les jeunes. Pourtant, en Europe, en Allemagne et en France notamment, il existe des lycées professionnels abritant de très nombreuses spécialités et dispensant un enseignement qui débouche sur un baccalauréat professionnel.
« Garderie ? » Pourquoi n'en fait-on pas autant chez nous ? C'est qu'il est grand temps de repenser le concept d'école de base qui est actuellement synonyme de « garderie ». Or, l'école est, en principe, faite moins pour « retenir » que pour former et éduquer. Quand bien même l'école de base aurait immunisé des milliers d'adolescents contre les méfaits de l'abandon prématuré, elle n'en fait que retarder l'échéance. Car, n'est-il pas vrai qu'au bout de 3, 4, 5 ans, ces adolescents se poseront inéluctablement cette question cruciale : le marché de travail n'étant pas fait pour nous, manque de qualification oblige, qu'allons nous devenir ?
Réhabiliter l'enseignement professionnel La consultation nationale initiée par plusieurs Conseils ministériels au sujet de la réhabilitation de l'enseignement professionnel constitue-t-elle, à nos yeux, un grand pas vers la réalisation de cet objectif majeur qu'est la réhabilitation de la main. Le ministre de l'Education et de la Formation a même déclaré, lors d'un point de presse (4), qu'un baccalauréat professionnel verra le jour incessamment. Les retombées d'une telle décision se feront senter à court et à long terme. En effet, la mise à niveau du secteur professionnel dynamisera le marché de travail et augmentera donc l'employabilité. Notre pays aura besoin, rien que pour les cinq prochaines années, de deux cent milles diplômés dans divers secteurs professionnels (5), selon les déclarations du même ministre, cité plus haut. Par ailleurs, les lycées et collèges seraient décongestionnés et la discipline améliorée. Il serait sans doute possible dans les prochaines années, de supprimer tous les cours d'après-midi et faire travailler les lycées et collèges uniquement les matinées (par exemple de 8h à 13h). Ce qui se répercuterait nécessairement sur le rendement des élèves et des enseignants. Nous proposons aussi qu'il y ait des passerelles de sauvetage entre les lycées et collèges d'une part, et les centres de formation professionnelle, d'autre part. Ainsi tout élève aurait la possibilité de rejoindre ces centres non seulement au début ou à la fin du 2ème cycle de l'école de base, mais aussi à n'importe quel niveau de l'enseignement secondaire. Une telle souplesse contribuerait davantage à alléger la pression et sur l'élève et sur la capacité d'accueil des lycées et collèges. Aussi, donc, tout le monde - apprenants, enseignants et parents - trouverait son compte et l'étau se desserrerait tant en enseignement secondaire qu'en enseignement supérieur qui accuse actuellement un certain pléthore et où l'augmentation massive et continue des étudiants a considérablement influé aussi bien sur la qualité de l'enseignement que sur celle des diplômes. Revalorisons donc notre enseignement professionnel pour sauvegarder nos ressources humaines dont la qualité a toujours fait la fierté de la Tunisie. Moncef MEHEDHBI
1- Un élève débarquant en deuxième cycle de l'école de base devrait disposer en moyenne de 3000 mots environ. C'est ce que Gougenheim appelle vocabulaire fondamental. 2- J.J.Rousseau, « L'Emile, III » 3- Incipit d'un discours que Paul Valéry prononça devant un congrès de chirurgiens, in Variété (1871-1945). 4- Voir Le Temps du 27-12-2006 5- Voir Le Temps du 31-01-2007