La dernière tribu nomade, celle des Ouleds Ghrib, sédentarisée voici trois décennies, occupe l'oasis de Hézoua, à l'ouest du Chatt El Jerid. Le site jouxte la frontière algérienne dans ces franges pré-sahariennes du sud tunisien. Un axe routier part vers Nefta et délimite, au nord, l'aire de transhumance communautaire. Au Sud-est, les terrains de parcours atteignent El Faouar où les ouleds Ghrib rendent visite aux tombes des ancêtres. Tous deux âgés de soixante-trois ans, El Haj Messaoud Ben Salah Ben Slama El Ghribi et El Haj Hamed Belgacem Abdel Hafidh El Ghribi alternent ces propos, parmi le groupe attentif aux aînés : "Notre jeunesse n'a connu, sous la tente, que la vie nomade. Dans le sahara, tout provient du sahara. Le feu vient du silex et du sned... le sned est une pièce d'acier recourbée à laquelle nous fixons une mèche (toom) qui prend feu au contact des étincelles. Le affène, qui protège les pieds, vient des bêtes. Léger, souple, mince, fait d'une seule pièce taillée dans une peau, il se moule sur les pieds et remonte au-dessus des chevilles.
La tribu Pour la course et la marche sur le sable, aucune chaussure actuelle ne pourrait le supplanter. La ceinture provient du poil, ainsi que la tente. La laine donne l'habit et le lit. La terre donne le blé, l'orge, l'oignon, l'huile, les fèves et les pois chiches. L'animal fournit le lait, le beurre et la viande. Les plantes soignent la maladie, la blessure, la brûlure et la piqûre. Celui qui souffre d'une plaie chauffe une coloquinte et en applique la moitié sur la partie atteinte. Le rétam trempe dans l'eau où est plongé le nouveau-né. En été, cette préparation guérit et rafraîchit. Outre les troupeaux d'ovins et de caprins, les groupes d'une quinzaine de trente possèdent vingt-cinq à cent chameaux. Le "arch" (tribu" n'obéit qu'à une seule règle : poursuivre la pluie. Dès que nous voyons l'éclair, nous nous dirigeons vers lui. Le plus souvent, les bêtes, libres, se dispersent au loin. Elles ne sont regroupées que durant le temps où elles s'accouplent... les terres ne sont pas livrées à elles-mêmes. Dès qu'un voleur s'y aventure, sa trace est repérée, malgré l'immensité. Nous voyons là où les autres ne voient pas... En hiver nous saignons les bêtes encore jeunes. Au printemps, nous nous occupons des mises-bas et du pâturage. C'est l'époque du lait, du beurre et de la laine. En été, les bêtes demeurent autour des points d'eau, les réserves sont accumulées, et il n'y a plus rien à faire. C'est l'époque des mariages... Le nôtre dure trois jours. Le premier est celui de la zoumita (préparation à base de grains). Le deuxième est celui de la toilette et des soins prodigués aux mariés. Le troisième est le jour de la "jehfa" (case montée sur le dos du chameau et dans laquelle est placée la mariée). Les invités mangent le couscous à la viande... Parfois, plus de cinq cents personnes se rassemblent... Lorsqu'un membre des Ghrib se marie, tous les autres sont invités... Et informé du mariage équivaut à une invitation... Du camp part un émissaire qui avertit le groupe le plus proche. De celui-ci part au autre vers le groupe voisin et ainsi de suite... le "arch" des Ghrib comprend sept firqua. Si les Thouamer marient l'un des leurs, tous les Thouamer sont plus astreints à venir que les Jerarda, les Ouled Ali, les Ouled Nouicer, les Fdhilïne et les Slaâ qui sont aussi les bienvenus... les présents offerts par les invités reviennent au père du marié... Il n'y a pas de séance, ni de moment précis pour le don des bêtes offertes. Les hommes viennent de loin et peuvent marcher à pied, de Régim Maâtoug à El Faouar. Chacun donne ce qu'il donne dès qu'il arrive et tous n'arrivent pas ensemble... les bêtes ne sont pas délivrées au père. Il ne se montre pas au-dehors. Il demeure sous sa tente et les visiteurs entrent le féliciter, à leur arrivée... C'est le metkallef (le préposé) qui réceptionne les dons... les années fastes sont offertes jusqu'à cinq chamelles par les parents les plus proches ; d'autres donnent des moutons... le metkallef c'est un frère, un fils ou un cousin... Quand l'invité lui remet le cadeau, il n'annonce ni le nom de celui qui donne, ni l'importance de ce qui est donné. Cette habitude est celle des "beldias" (les citadins). Chez eux, l'un crie le nom et la somme d'argent et l'autre les inscrits. Chez nous, c'est une honte. Quand l'argent a remplacé l'animal, c'est l'impudeur qui a pris la place de la fierté. Si le donneur a de l'honneur, il ne montre pas ce qu'il donne. Parfois, les présents ne sont même pas apportés. Le donateur se penche sur le metkallef et lui chuchote, à l'oreille : "tu as, chez moi, tant de moutons, de chameaux ou de chamelles". Les bêtes seront amenées ensuite. Mais si l'invité n'offre rien, sans raison, il s'exclut lui-même de la "jmaâ" (communauté) et s'il prend la parole, il trouvera toujours quelqu'un pour lui répondre comme il se doit. L'hôte n'ira plus à sa fête".
Le don caché Lors des cérémonies matrimoniales, partout ailleurs le héraut déclame le montant de la somme et le nom de son donateur. Ici, l'observateur, intrigué, cherche, en vain, à contempler cet échange rituel, avant l'initiation au don caché. Dans l'offre des présents, l'élan donateur transcende l'exhibition de la chose donnée. L'arpenteur des grands espaces livre la bête sans mot dire. L'immobilisé dans son espace habité brandit l'argent et l'annonce à cor et cri. L'un opte pour le silence et l'autre claironne. Les nomades rapportent la publicité à la perversion du don par l'argent des cités. Ils associent leur fierté à l'ancienneté de leur lignée. Les dépositaires de la mémoire collective consomment, avec les autres, la viande ; mais le sacrifice des offrandes "rapprochent les cœurs" et incitent les saints bienfaiteurs à favoriser l'opulence. Les deux témoins évoquent, en ces termes, le document conservateur de "la preuve", l'hagiographie des ancêtres fondateurs : "La hojja" de Sidi El Ghariani et de Sidi Salem est gardée à El Faouar, chez Mohamed Ben Belgacem Ben Amara Ejjarradi El Ghribi. Elle remonte à l'an 1.200 de l'Hégire et elle est rédigée sur une peau d'autruche traitée avec un mélange de farine, d'alun et de lait. Nos deux ancêtres sont originaires du Yémen". Mais la raison ultime ne relève guère de la profondeur historique tant "il n'est de science que du caché". Dans le système communautaire, l'accès aux ressources transite par l'appartenance tribale. Cette imbrication des rapports de production dans les relations de parenté inculqué l'inféodation de l'objectal au sociétal. Et la grâce du geste allège la pesanteur de l'objet. Ainsi, les formes de sociabilité ont à voir avec le tout social. Pour les destructeurs du milieu à l'échelle planétaire, ces responsables du retard pris par les rapports sociaux sur l'action technique, un pèlerinage à Hézoua ne serait pas de trop.
Conduites ésotériques D'autres cercles d'informateurs disent le "Metkallef" d'apparition tardive. A l'origine, les invités pénètrent, l'un après l'autre, sous la tente occupée par le père seul. Dans le secret de cet isoloir, chaque donateur félicite puis se penche et chuchote à l'oreille du donataire la formule rituelle ; "Tu as, chez moi, telle chose". Plus tard, mais toujours au cours de l'année, quand nul témoin ne sera là, le donateur apportera le cadeau promis. Les rapporteurs de cette version vitupèrent, encore davantage, la proclamation ostentatoire de la somme donnée. Ils explicitent, ainsi, le sens des conduites ésotériques : "Donner, de cette façon et le crier devant tous est honteux. Nous n'avons pas perdu notre fierté. Pour nous, ce qui compte c'est l'affection. Ce sont les villes qui donnent plus d'importance à l'argent...". Le sacrifice de la possession sur l'autel de la relation est au principe de la discrétion. Les dispositions subjectives poussent une logique jusqu'à la néantisation de l'avoir pour mieux porter l'accent sur l'être-avec. Depuis Aristotte, l'étymologie suggère une orientation de recherche ou de pensée. Mais si le citadin est l'homme de la civilité, le rural, ce " va nus pieds ", n'est pas le rustre. Valoriser la civilité par opposition à la ruralité engage dans une voie sans issue car la civilisation et la culture diffèrent. La distance prise par rapport à la notion de civilité révèle une catégorie de pensée disqualificatrice des "autres". L'amalgame associe un jugement de fait à un jugement de valeur. Dans la cité de la Rome classique le limès délimite l'espace habité par les sujets de droit et les distingue des ilotes. Le "cour" de la Tunisie contemporaine sépare les "Beldia", gens de la ville, des "barrania", gens du dehors. Des barrières symboliques renforcent la frontière morphologique. L'énonciation parolière et les couleurs vestimentaires diffèrent. D'Aristote à nous-mêmes, les manières d'ostracisme ont partie liée avec la très longue durée par escamotage de la complexité. Le masque posé sur le figurable par l'infigurable, chez les Ouleds Ghrib libère une source d'inspiration pour l'avenir de sociétés hypothéquées par l'inféodation du relationnel à l'éthos productiviste. Les acquis de l'anthropologie valident la recherche de l'essentiel aux alentours de l'émotionnel, ce repère, ultime, de tous les repères.