En Tunisie, comme dans beaucoup de pays musulmans, l'avènement du nouvel an de l'Hégire ne se fête plus comme il y a 50 ans. C'est à peine si les gens s'en rendent compte aujourd'hui et nous sommes presque sûrs que si ce n'était pas jour férié, personne ne saurait avec quelle date il coïncide. Autrefois, cet événement passait rarement inaperçu et, dans les familles, on le célébrait certes avec moins de faste et d'ostentation que l'Aïd El Fitr ou l'Aïd El Kébir, mais on accueillait le nouvel an musulman avec des préparations culinaires spécifiques auxquelles on songeait dès la Fête du Sacrifice. En effet, le " Qaddid ", cette viande séchée, salée et conservée à l'ancienne pour les mets de la fête de l'An, provient du mouton égorgé à l'Aïd el Kébir. Le lien était donc étroit entre les deux cérémonies religieuses. Est-ce encore le cas de nos jours ? Mis à part quelques familles, bien d'autres ne conservent ni ne mangent plus de Qaddid. La tendance chez les jeunes est plutôt à grimacer à l'idée qu'une telle pratique fût courante parmi leurs aînés. Aujourd'hui, on peut à la rigueur consommer de la " Mloukhia " à l'occasion de Ras El Am, dans l'espoir que l'année sera aussi verte (le vert est la couleur de l'Islam et de l'abondance) que cette sauce traditionnelle. Rude concurrence En revanche, les Tunisiens fêtent beaucoup moins discrètement le jour de l'an (1er janvier), date symbolique pour les Chrétiens puisqu'elle commémore la circoncision de Jésus. Très souvent aussi, ils ne ratent pas le Réveillon de Noël, et depuis quelques années, ils se sont mis à l'heure de la Saint-Valentin, fête de l'amour, célébrée le 14 février de chaque année. Il y a donc lieu de chercher à savoir ce qui reste de nos fêtes musulmanes et si la manière dont on les commémore a quelque chose à voir avec l'Islam ou du moins la tradition. Mais d'abord excluons l'Achoura, fête chiite qu'on célébrait il y a un demi-siècle dans toutes les familles tunisiennes, bien que le pays soit de confession sunnite depuis longtemps déjà ; et l'on savait parfaitement la situer sur le calendrier des fêtes religieuses. A l'époque, et comme l'Achoura célèbre un événement tragique de l'histoire islamique, on portait le noir, les femmes et parfois aussi les enfants des deux sexes mettaient du khôl à leurs yeux, on égorgeait un poulet (noir de préférence) et l'on allumait au soir un grand feu de paille. Cela fait des décennies que cette fête ne fait plus partie de nos traditions. Celles qui survivent encore et qui sont officiellement reconnues sont les deux grands Aïds, le Mouled et le jour de l'an " arabe " comme on dit. La célébration de ces quatre événements (davantage les trois premiers que le dernier) donne lieu à une frénésie dépensière en totale contradiction avec la sobriété et l'humilité que recommande, sur ce plan, la religion musulmane. Fêtes bien " juteuses " pour le commerce Des centaines de milliards sont gaspillées à chacune de ces occasions dans l'achat de produits de consommation divers. Ces fêtes consacrent également la boulimie alimentaire des grands et des petits : gâteaux, confiseries, viande, assida, plats traditionnels et préparations occidentales etc. Presque tous les commerçants tirent profit de ces fêtes qui appellent aussi l'achat et le port de nouveaux habits, les échanges de visites et de cadeaux, parfois même des excursions et de longs voyages. Les différents bénéficiaires aimeraient bien que, toutes les semaines, il y ait une fête aussi " juteuse " et ne se contentent pas de l'espérer. De très larges campagnes publicitaires, onéreuses, assidues et obstinées, sont menées tambour battant à coup de spots radiophoniques ou télévisés et d'affiches géantes placardées partout afin de créer un nouveau réflexe dépensier chez le citoyen. Et le consommateur " musulman " de tomber dans le panneau et d'oublier tous les préceptes religieux opposés à la frénésie et à la gourmandise. C'est comme durant tout le mois de Ramadan, lorsque les dépenses quotidiennes de ce dernier font le triple ou le quadruple de ses frais ordinaires. Nous avons remarqué par ailleurs que, même en période de crise mondiale, les Tunisiens continuent à dilapider de grosses sommes à chaque occasion (religieuse ou pas religieuse en fait) ; alors que sur les chaînes françaises et européennes, les programmes de ces derniers jours (saison de fêtes religieuses) recommandent tous la mesure à la population et lui prodiguent de précieux conseils économiques pour réveillonner à moindres frais. Chez nous, même quand on est sans emploi, ou sans provisions bancaires, on se sent déshonoré lorsqu'on passe le jour de l'an chez soi, sans pièce de gâteau ni dindon (ou poulet) rôti ! A l'Aïd el Kébir, on débourse des centaines de dinars pour l'achat du mouton et l'on passe le reste du mois à s'endetter auprès de tout le monde. Si au moins, on donnait en aumône, comme le veut la religion, trois quartiers de la bête égorgée ! Certains de nos concitoyens grignotent jusqu'à l'os leur mouton et ne jettent même pas ses cornes dont ils ornent un quelconque... tableau de chasse ! Quant à l'assida du Mouled et aux gâteaux de l'Aïd Esseghir, pour un peu on les exposerait dans la rue et sur le trottoir afin que le voisin et les passants sachent que c'est préparé avec les ingrédients les plus chers ou acheté chez le plus grand pâtissier du pays ! C'est comme ça entre Musulmans tunisiens : l'Aïd a beau être " Sghir " (petit), le Mouled a beau célébrer la mémoire d'un prophète extrêmement modeste, il faut au contraire voir grand lors des fêtes, quitte à attraper la folie des...grandeurs !