La question ressort bien évidemment de la provocation, dans l'exacte mesure où provoquer appelle à faire la part des bonnes et des fausses certitudes. Un peu partout dans le monde, comme chez nous, la crise des vocations et des diplômes sans suite modifie en profondeur les valeurs les plus sûres, dont la place qu'occupe l'université dans la cité. On peut toujours continuer à se voiler la face et à faire comme si, les réussites et les échecs ne peuvent pas se soustraire aux jugements souvent douloureux et sans appel du marché de l'emploi. En Tunisie comme un peu partout dans le monde, le fossé se creuse entre les amphis et les niches d'emploi, comme on les appelle maintenant dans les officines appelées à trouver des solutions à la crise. Cette situation pour le moins difficile a ceci de pervers qu'elle peut dissuader la majorité des étudiants encore en formation à jouer la carte de la qualité et de la performance. A partir du moment où ceux qui vous ont précédé dans le diplôme écument les cafés alentours, l'assiduité aux cours prend un air ringard et passablement ridicule. Du coup, les cours sont désertés par le plus grand nombre, sans que cela suscite finalement de grandes réprobations. Et quand les plus tenaces y vont, c'est pour user de toutes les facilités que le système est bien obligé d'offrir pour faire du chiffre. En clair, et compte non tenu des efforts consentis par l'étudiant, les résultats doivent afficher la bonne santé du système à travers des taux nécessairement à la hausse. A l'arrivée et à valeurs constantes, les réussites se font de plus en plus au rabais puisqu'il faut bien dire et faire savoir que les pourcentages signifient quelque chose. Pas de course et sauts d'obstacles Les réformes LMD devaient pourtant contribuer à apporter des solutions. En tant que remise à plat des filières et des méthodes, elles ont cet avantage de redistribuer les cartes et de tenter de venir à bout des résistances frileuses venant autant des enseignants, que des étudiants, que des parents, que du système éducatif lui-même. Menées au pas de course, les réformes n'ont cependant pas toujours bénéficié de l'adhésion des acteurs, engagés qu'ils étaient plus dans une épreuve de force que dans une évolution maîtrisée. Du coup, les bonnes et les mauvaises décisions ont été prises pour appliquer les nouvelles recettes dans les anciennes marmites. Avec des fortunes très inégales. Ainsi, le champ des réformes a littéralement épargné les filières exigeantes puisque sélectives déjà à l'entrée. L'examen du baccalauréat étant ce qu'il est devenu, l'accès aux Grandes Ecoles et à certaines spécialités élitaires effectue un écrémage qui laisse peu de marge à tous les autres. Le pays a bien besoin de ces élites, et tout le monde aura remarqué que le crû tunisien n'a rien à envier aux meilleurs de par le monde. Preuve de sérieux et de pertinence dans les moyens et les méthodes, et de compétence au niveau des formateurs. Mais ce n'est pas tout, doit-on ajouter. La plus importante masse se retrouve dans de grandes facultés et, de plus en plus dans les instituts disséminées un peu partout dans le pays. Et c'est là, quoi qu'on dise, que le bât blesse. Que toutes les grandes villes tunisiennes deviennent enfin universitaires n'est que justice. Encore faut-il savoir comment. Il n'est en effet pas exceptionnel de trouver un établissement abritant 4 000 ou 5000 étudiants démuni des moyens conséquents devant lui permettre d'assumer les charges de formation et, surtout, les obligations de prospection créative que suppose l'action de réforme généralisée. Le volontarisme échevelé ne suffit pas toujours pour trouver des solutions aux problèmes du quotidien et en même temps aux opportunités à concevoir et à préparer pour demain. Le poids des contraintes Aligner des chiffres de résultats, à la hausse jusqu'au vertige, peut parfois, assez souvent, occulter les petites misères du quotidien fait d'approximations et de contraintes qui amènent aux rafistolages les plus pernicieux. Il n'y a pas d'enseignants qualifiés ? La réponse consiste à recourir aux contrats revus constamment à la baisse en qualification et à la hausse en nombre d'affranchis dévolus à l'enseignement. Au point que certains établissements, qui font la fierté légitime des villes d'implantation, tournent presque exclusivement avec des jeunes qui n'ont pas encore pris le temps de savoir ce qu'on leur demande de faire. Et qui le font donc au petit bonheur la chance, dans le souci de faire du chiffre. Alors, la même question : à quoi sert donc l'Université ? Cette fois avec l'enjeu crucial du travail à trouver à la sortie. Toutes les réussites « boostées » par les artifices des notes plus et des rachats à étages s'avèrent vaines, en particulier vis-à-vis des employeurs supposés engager les diplômés à la sortie. Tous les lauréats ne sont pas irrécupérables, mais combien le sont vraiment? A écouter les doléances des uns et des autres, les avis dubitatifs sur la question l'emportent largement. Et les anecdotes ne manquent pas, celles qui tendent à faire accroire que l'enjeu de qualité pour le plus grand nombre est très loin d'être gagné. On parlera toujours de l'emploi des jeunes diplômés, il faudra bien dire de quels diplômes il s'agit. Et il n'y a qu'à prendre connaissance des nouvelles filières dites appliquées pour se rendre compte que l'impasse au final est inscrite dans la déclaration d'intention du départ de la vie universitaire. Dans certains cas, c'est de la perte de temps et d'argent, pour l'Etat, et pour les parents qui n'en peuvent mais. La forte déperdition ne concerne pas simplement l'enceinte de l'université. Elle est en train de modifier en profondeur la société. La crise, mondiale mais chacun balaie devant sa porte, du travail affecte la famille, l'économie, la vie communautaire, les comportements individuels, bref tout le tissu social. Le temps des études est un passage privilégié où se jouent les attentes nées de sacrifices à tous les niveaux. L'état actuel des lieux pousse à suspendre momentanément la réponse à la première question. Juste le temps de l'inventaire.