Nous publions, aujourd'hui, la troisième et dernière partie de l'entretien accordé par feu Mohamed Arkoun, avant sa mort, à notre collègue et ami du défunt, Hassan Arfaoui. Le Temps : Le monde arabe cristallise une bonne part des contradictions et violences de la modernité. Comment peut-on penser cette réalité dans le contexte arabe ? Mohamed ARKOUN : Le champ que recouvre la modernité dans le monde arabe est vaste. L'espace maghrébin est dissemblable de l'espace proche-oriental, et même au Maghreb, il y a des différences notables entre les cinq Etats-Nations et les cinq sociétés civiles que sont la Libye, la Tunisie, l'Algérie, le Maroc et la Mauritanie. Première distinction, l'impact de la modernité de style français est beaucoup plus fort au Maghreb qu'au Proche-Orient. Deuxième distinction, la culture française a opéré dissemblablement au Maroc, en Tunisie et en Algérie. La présence de la culture arabe était diverse au Maroc et en Tunisie où l'université était présente depuis le Moyen Âge, avec la Qarawiyyîn et la Zitouna. En Algérie, se trouvaient des zaouias qui n'avaient pas l'envergure de telles universités. Cette présence plus ou moins accentuée d'une pensée arabo-islamique dans ces sociétés prépare des attitude variées d'accueil ou de rejet. Que nous disent Mohamed Abdou, Al Afghâni, Taha Hussein, Mâzinî, Salama Musa ? Dans quelle mesure ont-ils introduit la dimension critique de la modernité dans la pensée arabe ?
Du côté de la modernité, quand nous considérons les historiens européens, nous devons attirer l'attention sur des aspects insuffisamment soulignés. Le premier est la distinction entre la modernité matérielle, ou modernisation de l'existence quotidienne des hommes, et la modernité intellectuelle, attitude de la pensée humaine devant la question du sens. La modernité intellectuelle prête, ou devrait prêter, attention à tous les types de connaissance et d'interprétation du réel concernant l'existence humaine. La modernisation s'occupe davantage d'inventions, de machines, de technologies, de sciences exactes, plutôt que de ce qui modifie le rapport à la nature et à l'existence... Je n'établis pas cette distinction pour créer un clivage, au contraire : il n'y a pas d'avancée de la modernité intellectuelle s'il n'y a pas dans le même temps des progrès partagés de la modernité matérielle. Il importe de parcourir la dialectique entre ces deux formes du changement. Elle n'a pas joué jusqu'ici, ni avec les mêmes rôles, ni avec les mêmes intensités dans les contextes arabes et dans ceux que nous observons en Europe, lieu d'émergences, de recompositions continues dénommées globalement la modernité. Ainsi observe-t-on dans le monde arabe une forte présence de la modernisation en même temps que de fortes résistances à l'introduction de la modernité surtout pour ce qui a trait à la religion et au passé. La question du sens est concentrée dans l'expression religieuse traditionnelle. Il y a une volonté politique de barrage à l'introduction de cette modernité dans la pensée islamique telle qu'elle est aujourd'hui pratiquée de façon officielle, étatisée ou idéologisée par les oulémas qui, depuis les indépendances, ont été constitués en corps officiels à la solde des Etats. Là encore, il convient de mesurer les écarts : le régime du Front de Libération Nationale (FLN) en Algérie ne peut pas être comparé à celui de l'Arabie Saoudite, ni le régime marocain au régime syrien, par exemple. Pour affiner l'analyse du destin historique, sociologique et donc intellectuel de ce que nous appelons "modernité" du côté arabe, il faut absolument sortir du schéma abstrait de l'histoire des idées et des jugements globaux sous les deux vocables devenus monstres idéologiques : Islam et modernité, Islam et Occident. Il convient aussi de se défaire de cet autre schéma habituel qui prétend que tel ou tel réformiste a connu la modernité ou introduit telle forme de rationalité. C'est insuffisant, car la dialectique de la réception et du rejet des divers aspects de la modernité par chaque société demeure camouflée. En Egypte, au Liban, en Irak, les groupes minoritaires chrétiens et juifs ont, à cet égard, des attitudes distinctes de celles des musulmans, alors que les uns et les autres sont de culture, de langue et d'histoire arabes. L'évolution qui s'opère depuis 1945 jusqu'à nos jours sous la pression des discours des mouvements de libération, puis des Etats-Nations formés dans les années 1950-60, reste à étudier sans les a priori idéologique du regard nationaliste et du fondamentalisme religieux...
Comment connaître et transmettre sans instrumentaliser ni fabriquer des idéologies ? Voilà les deux inquiétudes de la posture moderne de la raison. Comment connaître la réalité du monde, de l'humain, de l'histoire, de façon à en rendre compte selon les exigences critiques de la connaissance et dans une perspective transnationale, transculturelle, transconfessionnelle ?
La modernisation, avec la technologie, est porteuse de puissance. Pour cela les Etats s'en sont emparés depuis les dix-septième, dix-huitième siècles. Cette puissance a fait la force d'expansion de l'Europe. Les Etats l'ont employée pour créer le grand capitalisme et l'extension politique et culturelle de l'Europe hors de ses frontières géographiques. La civilisation matérielle, porteuse de puissance, va conditionner le fonctionnement de la raison pour défendre ou confisquer, à des fins nationalistes, la question du sens.