Les Grandes Surfaces, appellation adoptée par le public pour désigner le commerce à échelle surdimensionnée, font désormais partie de notre paysage. Les enseignes internationales se disputent chez nous aussi la frénésie de la consommation. Il a même été dit à un moment que les prix y étaient moins cher, mais force est de constater que l'aubaine fut de courte durée. Les périodes de promotion sont courtes, les cartes de fidélité une base de réclame quand le pouvoir d'achat n'est pas vraiment extensible. Entretemps, le commerce de proximité n'a pu garder que des miettes. L'épicier du coin est le plus souvent réduit à la vente de quelques produits délaissés par les plus grands. Il le fait en tenant compte de quelques besoins quotidiens qu'expriment les voisins. Il calcule aussi au plus juste les quantités de produits qui doivent vite disparaître pour équilibrer un tant soit peu les comptes et survivre ainsi au naufrage annoncé.
Le radeau Quoi qu'on puisse en penser, il n'est pas seul à accuser les effets de ce naufrage. Les clients aussi sont entraînés dans la spirale. Il n'est pas toujours commode d'aller vers le grand magasin pour faire les achats de dernière minute, ceux qui répondent aux aléas quotidiens de la bouffe et de la propreté ou relevant du simple oubli. Les grandes surfaces sont installées, et cela se comprend, sur des sites aménagés pour recevoir les flux de voitures. Cela signifie en dehors des cités, ou a proximité. La clientèle regroupe ses achats et peut donc limiter le nombre de déplacements tout en s'approvisionnant de tout ou presque, à des prix en général réduits en raison des lois de grande quantités et de la concurrence acharnée. La même clientèle ne se retrouve pas aussi dans ses comptes quand il faut payer les frais de déplacement. Tout dans tout, les marges sont grignotées par ces frais induits, sans parler de la frénésie de création de besoins que rajoute la fréquentation d'étalages diversifiés et bien garnis. Il fut un temps où une enseigne tunisienne occupait la place de la « généralité ». D'autres mastodontes arrivèrent par la suite pour la concurrencer. Des enseignes internationales se mirent aussi de la partie, pour occuper ce qui restait de place dans un marché désormais ouvert. La multiplicité de l'offre a généré la concurrence, la guerre des prix et l'extension à l'infini des produits destinés à la consommation. Ainsi, toutes les grandes surfaces se mettent désormais aux fruits et légumes, pratique commerciale relativement nouvelle dans le paysage. Pour attirer et garder la clientèle, rien ne devait manquer, du textile aux chaussures, de l'informatique à la librairie, des détergents aux légumes. Bref, tout ce qui allait asphyxier le petit commerce, le plus accessible mais aussi le plus démuni. Le tout venant du commerce de quartier n'avait pas le capital pour des provisions conséquentes et donc moins chères à l'acquisition. La solution intermédiaire fut d'ouvrir ce qu'on appelle pompeusement une superette. L'idée a plu et a pu parfois réussir. Ce remake de l'épicier n'a toutefois pas pu toujours tenir le coup. Mabrouk est de ceux qui ont tenté la formule de la superette en partant d'un capital très modeste. Toutes les entourloupes ont été utilisées pour remplir de maigres étalages et s'adapter aux conditions d'une clientèle aux revenus modestes. La gamme de produits proposés tournait très lentement et était fortement limitées dans les choix. Mabrouk voyait ainsi son commerce péricliter. Il dut fermer après avoir vainement cherché un repreneur. N'importe comment, il ne pouvait pas tenir longtemps quand prospéraient aux alentours trois grandes enseignes qui écrasaient les prix et raflaient la mise. Les enseignes en question avaient indirectement causé la fermeture de la superette, mais aussi de plusieurs autres détaillants. La cité plutôt populaire se vidait ainsi à vue d'œil, à la vitesse des rideaux qui étaient baissés par des commerçants sans activité de commerce.
Dérèglements en cascade Les plus embêtés furent encore une fois et bien entendu les voisins immédiats. Pour la baguette de pain ou le pot de Yaourt, il fallait désormais cavaler. Pour les plus démunis, plus question d'user de solutions de payement à terme du genre petit carnet d'achats réglés à terme, quand l'argent venait à manquer. Pour les menus achats non prévus, plus question d'envoyer les enfants. La logique du gigantisme l'emporte nécessairement, surtout quand de grands groupes internationaux se mettent de la partie, avec leurs moyens et leurs réseaux multinationaux d'approvisionnement et de gestion. Dans la même cité se multiplièrent les placards annonçant la vente de fonds de commerce. Sur deux bouchers, un seul a réussi à sauver sa peau. Le vendeur de petits meubles a baissé le rideau. D'autres ont été dissuadés de faire commerce de livres et de vêtements. C'est ainsi que des milliers d'habitants n'avaient plus d'autre solution que de s'organiser pour effectuer les achats ailleurs. Et quand on n'a pas de voiture, la démarche se transforme en corvée. On peut aussi se rabattre sur le marché hebdomadaire, mais il se tient une fois par semaine, et les prix pratiqués n'engagent pas à faire des folies pour des bourses bien dégarnies. Ces marchés aussi sont animés par de petits commerçants, mais les plus assidus constatent que la qualité n'y est vraiment plus, en plus des pratiques de vente à l'encan, probablement et pour la plupart en dehors des règles imposées aux détenteurs de patentes en bonne et due forme. Tout ça, on dira, n'a rien de nouveau, et il en est ainsi partout dans le monde. Seul le monde rural reste à l'abri de la tentation « grandes surfaces ». Tant que les géants ne s'assurent pas un potentiel humainement commercial, les choses en resteront aux grandes agglomérations rentables à tout point de vue. La géographie des grandes surfaces épouse celle des cités denses en habitants ayant les moyens de s'offrir le nécessaire et quelque peu de superflu. Elles enlèvent beaucoup du charme des contacts humains. Mais ce n'est certainement pas leur rôle. B.B.R.