Le tribunal de l'histoire a prononcé sa sentence. Le peuple a décrété sa volonté. Le régime s'est écroulé. Ben Ali est parti. Il faut maintenant s'employer à réhabiliter l'Etat de droit. C'est vrai que les événements interpellent grandement les juristes. Mais, pour l'heure les grands choix me semblent manifestement plus politiques que juridiques. Les priorités doivent être tracées par la politique, s'agissant surtout du mode initial de réalisation ou des fondements de cet Etat de droit. C'est la politique qui doit annoncer la méthode de l'Etat de droit. Tout le monde est d'accord que l'événement qu'on a sous les yeux est une révolution, une vraie, pour ne pas dire une conflagration. Une révolution toutefois pacifique, peu violente en comparaison avec les révolutions classiques, même s'il y a ici et là du feu et du sang. Feu et sang provenant principalement des milices du Président déchu. Une révolution de la société civile et non de révolutionnaires enflammés. Dans notre esprit, une révolution, c'est une rupture avec le passé. C'est en même temps la fin d'un ordre politique quasi-féodal et la volonté de construire un nouvel ordre politique démocratique. Le peuple réclame la fin du pouvoir dictatorial d'un homme, la fin du culte de la personnalité, la fin du système de parti unique de fait, la fin d'un parlement absolument non représentatif de la volonté populaire profonde, la fin des majorités de 90 ou de 99%, la fin d'une opposition factice de soutien au pouvoir, la fin d'une presse servile au service du prince, la fin d'une justice retenue par le clan, la fin du règne de la police, des milices et du système d'embrigadement généralisé de la population, physique et spirituel, la fin de l'inculture politique du pouvoir. La rupture est bien totale et radicale avec le passé, celui de Ben Ali et celui de Bourguiba. Ben Ali, faut-il le signaler, n'a pas mis fin au système de Bourguiba, il l'a plutôt amplifié et aggravé. Les Tunisiens veulent en effet tout le contraire de ces pratiques. Ils veulent la démocratie, la liberté, l'Etat de droit, l'égalité, la justice. Ils veulent, en un mot, extirper le venin de la tyrannie par un nouveau système de contrôle et de limitation du pouvoir. Et ces derniers principes ont leur propre cohérence allant dans la voie de la démocratie libérale, prise dans le sens large du terme. Or, une révolution ne peut pas se satisfaire de demi - mesures, de bricolages ou de rafistolages institutionnels. Il ne faudrait pas ajouter des principes et des procédures d'un régime censé à l'avenir être démocratique en conformité avec les souhaits du peuple à d'autres principes et procédures qui régissaient malgré tout une ère dictatoriale. Il faudrait se résoudre à élaborer une nouvelle constitution avec toutes les complications de préparation, et de délais qu'une telle solution peut comporter. Certes, on peut penser qu'il y a deux parties dans la constitution de 1959, une partie démocratique et une autre, " taillée sur mesure" à Ben Ali, comme elle fût taillée dans le passé sur mesure à Bourguiba. Mais comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, la mauvaise partie de la constitution a déteint sur l'ensemble. La constitution est devenue aux yeux du peuple totalement suspecte. Elle a présidé aux destinées de deux pouvoirs autoritaires. Elle est devenue un texte vidé de son sens, un texte jamais honoré pour l'essentiel. Décider juste de modifier la constitution, c'est-à-dire accepter une partie et rejeter une autre, n'est pas la meilleure manière de mettre la constitution en conformité avec la volonté et les aspirations populaires, désireuses de faire un bond historique en avant. Politiquement, voire symboliquement, il faudrait montrer au peuple qu'il n'y a plus de complaisance avec les principes. Le peuple demande déjà de ne pas faire du neuf avec l'ancien pour ce qui concerne la composition gouvernementale. Et le peuple me semble avoir de la sagesse. Il faudrait lever le doute sur les ministres du RCD, vestiges de l'Ancien régime. Pour changer de politique, en l'espèce changer même de système, il faudrait changer les hommes. Une mise au net du gouvernement d'union nationale est salutaire pour symboliser la rupture avec le passé et la clarté politique pour l'avenir. Cette révolution est après tout et d'abord celle du peuple. Et le peuple a toujours des doutes sur la nature de l'allégeance des anciens ministres, mêmes démissionnaires du RCD. De même, il serait plus légitime sur le plan constitutionnel de ne pas faire du neuf avec de l'ancien. C'est une question de cohérence politique et de clarté juridique. Une nouvelle constitution authentifierait même le modèle tunisien et le chargera d'une nouvelle symbolique, puisque la révolution tunisienne, du moins cette forme de rupture avec le passé, est devenue d'ores et déjà un modèle à suivre dans le monde arabe. Cette nouvelle constitution signifierait en effet la volonté d'instaurer un nouvel ordre démocratique. Outre une nouvelle Constitution, je propose au gouvernement d'union nationale de réunir un comité de juristes et d'hommes politiques, tous de haut niveau, en vue de rédiger une Déclaration de droits et de libertés, énonçant les principes fondamentaux des individus et de la société, qui constitueront la base de toute future constitution, de tout gouvernement. Le gouvernement pourra par la suite la faire proclamer par les deux assemblées parlementaires ( qui n'ont plus désormais le choix ). Cette Déclaration, qui marquera l'étape actuelle, doit avoir une valeur juridique en Tunisie et une portée politique générale dans le monde arabe. Car, il est désormais incontestable que la Tunisie rayonnera par sa révolution populaire et pacifique. Mais le problème, dans cette phase d'organisation des aspirations à la liberté de tout un peuple, aussi pressé qu'exigeant, c'est de savoir si la population, patiente et passive depuis plus d'un demi-siècle, peut encore, face à cette exceptionnelle opportunité qui lui est offerte, attendre encore plus et se calmer davantage pour laisser la place à la construction aussi nécessaire que légitime d'un nouvel ordre politique? Hatem M'rad Professeur de science politique à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis