Non loin de la Gare de Lyon et de l'effusion des gens du voyage, Nawel arrive, passagère des identités et de la musique. Elle quitte des répétitions pour un nouveau concert, comme elle sait en faire, intimes, familiaux, cordiaux, un peu comme le timbre de sa voix. Nawel Ben Kraïem, 24 ans, est une jeune femme aux boucles d'or qui chante avec tout ce qui la fait, sa double identité, les langues qu'elle aime, les rythmes qui lui ressemblent. Le métissage de sa musique va de pair avec son bilinguisme. De père tunisien et de mère française, Nawel se place au carrefour de ses origines, entre le Nord et le Sud, l'Occident et l'Orient, la ruralité de ses grands-parents (des deux côtés) et la vie citadine dans laquelle ses parents ont évolué. Elle, à qui on avait toujours fait sentir qu'elle était étrangère, que ce soit en Tunisie ou en France, se souvient de son premier projet musical, un groupe adolescent baptisé « Exil ». « En Tunisie, au Denden où j'ai grandi, on m'appelait Charlotte du fait que j'étais blonde ; et, quand je suis arrivée en France à l'âge de seize ans, j'étais une ‘‘rebeu'' parmi les Français, moi qui ne me voyais pas du tout comme ça, se confie Nawel. Mais mon perpétuel exil n'est plus du tout un problème pour moi ; aujourd'hui, je vis ma double identité comme un entre-deux, ça devient quelque chose qui vient d'ailleurs ; même plus franco-tunisien, l'un et l'autre mais ni l'un ni l'autre, quelque chose d'unique… » Alors, tout naturellement, la jeune femme se sent attirée par ce mélange de couleurs, qu'elle entretient, cultive, travaille, fait constamment évoluer d'un projet à l'autre. Avec sa voix rauque, très chaude, cette voix du sud (aussi bien tunisien que français), s'allie merveilleusement bien à la base de guitare acoustique qui est là dans presque toutes ses chansons. Quand elle a commencé à faire de la musique en France, en multipliant les bœufs, Nawel faisait beaucoup de manouche, ce qui l'a profondément marquée, même si elle dit s'être « beaucoup parisianisée ». Elle explique : « Désormais, j'intègre à ma musique des sonorités électroniques plus froides, plus ‘‘hiver''. Ça ressemble plus à ce que je suis maintenant, ce que je suis devenue, même si cela m'a toujours attirée. Bien qu'ayant grandi dans la chaleur, j'étais déjà fascinée par des villes comme Londres et Paris. Alors le mélange s'est fait spontanément. Je me suis mise à écouter plus d'électro et de rock progressif, tout en restant fidèle à mes premiers coups de cœur. » Ainsi, elle fait dialoguer l'occidental et l'oriental en elle, le traditionnel et le moderne, tout ce qui fait son imagination, ce « mélange d'ancien et de nouveau ».
Cette recherche continue de l'originalité, intimement liée à l'émotion, Nawel la doit à ses tout premiers contacts avec l'art, et c'était avec le théâtre. « Assez jeune, mes parents m'ont inscrite à des cours de théâtre, raconte-t-elle. Et j'ai été éblouie par ce milieu moins conventionnel, où il y avait une sorte de folie douce. Cela a développé mon imagination, m'a fait découvrir l'art en général, et bientôt j'ai commencé à faire de la musique en grattant ma première guitare achetée avec mon premier salaire que j'avais eu en travaillant en colonie en France. J'ai commencé par interpréter les chansons que j'aimais, beaucoup de musique folk – Joan Baez, Bob Dylan, etc. – que j'écoutais sur les disques de mes parents. Ensuite je me suis tournée vers des choses de ma génération : Ben Harper, Alanis Morissette… Je n'écoutais pas du tout d'arabe à ce moment-là, et c'est pour ça que, si je m'étais lancée dans la musique en Tunisie, j'aurais fait plus de choses anglo-saxonnes. C'est avec le recul, en France, que j'ai découvert la richesse de mon arabité ». Pour s'adapter à son exil, assumer son métissage, Nawel a dû sillonner la France, faire des choix difficiles, se prouver qu'elle pouvait y arriver, comme si elle devait aller à la rencontre d'elle-même. Alors, après avoir déménagé en France avec ses parents, elle s'est passionnément investie dans l'option Théâtre. « Il y avait une ambiance créative, je jouais de plus en plus, emportée par cette émulation du fait d'arriver adolescente en France, ce qui n'avait rien à voir avec le Denden ; je pouvais tout faire, aller partout en métro, en bus, voir des gens, faire des bœufs avec des musiciens sur les quais de la Garonne… » C'est à ce moment-là qu'elle a découvert l'émotion, s'y est éveillée. « Je faisais des reprises, sans me prendre vraiment au sérieux, mais je sentais qu'il se passait quelque chose quand je chantais, que c'était directement connecté à l'émotion ; comme quand j'ai commencé le théâtre, il s'agit aussi de partager l'émotion que l'on ressent avec le public. » Ensuite, à dix-huit ans, consciente de son potentiel et de ses rêves, elle est montée à Paris afin d'entamer une prépa Lettres, pour décrocher au bout d'un an. « Je ne voulais plus faire que de la musique. » Alors, tout en multipliant les petits boulots, pour survivre et prouver à ses parents – quelque peu déçus – qu'elle avait fait le bon choix, Nawel a créé son premier « vrai » groupe de musique : Cirrus. Une rencontre avec des musiciens, une fusion de styles et de cultures, de l'expérimentation, et le résultat était là. « Ce n'était pas très mature comme projet, avoue Nawel, mais primordial dans ma carrière, dans ma formation. » À Cirrus, Nawel doit tout de même son premier album, « Mama please », et le prix de RMC Doualiya décerné par RFI en 2008/2009, à Alexandrie. C'est aussi là qu'elle a commencé à chanter dans les trois langues – français, anglais et arabe –, un mélange qu'elle continue de cultiver avec de plus en plus d'inventivité. Elle chante alors pour un public parisien, dont les Tunisiens sont avertis, et dont les Français sont ouverts, prêts à apprécier les sonorités et le travail d'un morceau en arabe, par exemple, mais pour lequel Nawel les met subtilement dans le bain. « C'est juste le milieu professionnel qui veut cataloguer, explique Nawel, dont l'univers a souvent été considéré comme étant de la World Music. Le public francophone est bien habitué à écouter des chansons de tous les pays, et puis les thèmes peuvent être intimes, sociaux, liés à la Tunisie, à la France… au final, chacun peut y trouver son compte. Et, surtout, le projet est actuel, de par le métissage des sons, des langues et des thèmes… Je ne suis pas à proprement parler une chanteuse engagée, mais je sublime mon engagement dans des thèmes sociaux qui me tiennent à cœur ; je ne suis pas la chanteuse française qui chante des chansons d'amour (dit-elle avec un accent du sud) mais j'en fais quand même un peu aussi… »
Lilabox Project
Mélange de rythmes, d'influences, de langues, d'atmosphères, entre nostalgie (comme dans « Denden City ») et drôlerie (« Sefsari », une chanson où elle rappelle la beauté du voile traditionnel tunisien, remplacé par des habits sectaires), Nawel s'accomplit et crée son propre projet, qu'elle intitule « Lilabox ». Elle écrit, compose, invente les sonorités de base avec sa guitare, en découvre d'autres sur le logiciel, ensuite elle travaille tout cela avec son guitariste, Remy Laurent, à qui elle reste fidèle depuis Cirrus, et dont le son de la guitare est le ‘‘sien'', finalement, tellement cela lui correspond. « Avec ce projet, je fais exister un univers, le mien, je suis le fil conducteur entre les musiciens qui peuvent bouger, ce ne sont pas toujours les mêmes…» Et l'album est en route. Nawel le considère comme une photographie de son travail, de sa carrière, d'autant que Lilabox est un projet qui lui tient à cœur, celui qui lui ressemble le plus, qu'elle maîtrise au mieux. Après la composition, le choix des morceaux, elle travaille ces derniers avec le noyau de son groupe, en fait l'arrangement en attendant de trouver un label. Ainsi, en proposant une maquette plus aboutie, et étant soutenue par la SACEM, le projet de Nawel pourrait très bien marcher. D'autant plus qu'elle se fait accompagner par le réalisateur David Aubaile (qui a travaillé avec FEIST, Brigitte Fontaine, et actuellement avec Hindi Zahra). Peut-être que l'aboutissement de ce projet permettra à Nawel de se faire davantage connaître en Tunisie, où elle n'a toujours donné aucun concert. « Je sais qu'il y a une jeunesse tunisienne qui pourrait être intéressée par ma musique, parce que ma génération aime bien tout ce qui est multiculturel. Le fait de me faire connaître ici fera peut-être ricochet là-bas… » suppose-t-elle, avec à la fois espoir et amertume. Car la Tunisie accompagne Nawel, dans sa voix, dans ses thèmes, dans sa façon de penser la musique ; et, durant la Révolution, elle a réalisé dans l'urgence « Ya Tounès », une chanson où elle exprime la crainte que le rêve de la jeunesse révolutionnaire soit très vite court-circuité ; une crainte qui est plus que jamais vraie… Cette chanson a été retenue par la réalisatrice française d'origine tunisienne Karin Albou, pour un film qui sera présenté à Cannes dans le cadre de « Jeunes talents ». D'ailleurs, Nawel fera ses premiers pas au Festival cette année, elle qui n'abandonne pas pour la musique ses rêves de comédienne. Cette autre facette de son talent lui permet d'avoir de la présence sur scène, d'y suppléer, et de s'exprimer autrement. Bientôt, elle jouera dans certains courts-métrages, ainsi que dans une pièce de théâtre de la Libanaise Milka Assaf, qui raconte l'histoire de cinq femmes démineuses au sud-Liban, en 2006, et où Nawel chantera aussi… D'une façon ou d'une autre, la nouvelle Tunisie entendra parler d'elle. Très bientôt.