Le Mouvement Ennahdha a, paraît-il, inscrit la lamentation continue, le discours paranoïaque, la comédie de la victime persécutée dans ses premières méthodes de promotion électorale. Bien que les pronostics donnent ce parti comme favori aux élections du 23 octobre 2011, ses dirigeants ne cessent depuis quelque temps de se plaindre des méchantes combines ourdies contre eux par les autres candidats ou par des instances et des personnalités (tunisiennes ou étrangères) mal intentionnées. Il est vrai que depuis l'ère de Bourguiba, le rôle de victime convenait parfaitement à ce mouvement qui en tira tout le profit, apparaissant ainsi comme la force d'opposition la plus à même de sauver notre pays de l'Enfer et de le guider (même contre son gré) jusqu'au Paradis. Les deux régimes successifs qui ont gouverné la Tunisie depuis l'Indépendance ont largement facilité la tâche aux Nahdhaouis et à tous les islamistes (extrémistes ou pas) en les réprimant, leur faisant acquérir ainsi une plus large audience populaire et beaucoup de soutien moral, politique et financier. Aujourd'hui, et de nouveau après de précédentes tentatives de la discréditer, Ennahdha s'en prend à la Haute Instance pour la Réalisation des objectifs de la Révolution : le Parti de Ghannouchi a décidé de ne plus en faire partie arguant du harcèlement malveillant que ses représentants y endurent de la part d'une bonne partie des autres membres! En fait, n'importe quel autre argument aurait pu être invoqué par Ennahdha et ses hommes pour se retirer de l'institution transitoire pour peu qu'il les présente comme victimes d'un complot, d'une machination, d'une conspiration visant à les affaiblir ou même à les écarter de l'échiquier politique. Il importe en même temps pour les Nahdhaouis de diaboliser les auteurs de toutes ces combines afin d'instaurer une situation conflictuelle de type manichéen dans laquelle nos islamistes incarneraient bien évidemment le Bien en lutte (pathétique et courageuse, pour faire plus dramatique et plus héroïque à la fois) contre le Mal personnifié alors par tous ceux en qui Ennahdha voit des ennemis et des bourreaux. Auprès d'une large audience de partisans, de sympathisants et de crédules, ce genre de mise en scène réussit assez souvent à arracher des marques de compassion et à susciter des velléités de soutien actif. On dénoncera alors et à l'unisson une campagne malfaisante visant les défenseurs de l'Islam (et de Dieu !) ; on désignera du doigt de multiples ennemis d'Allah qui, en combattant certains dogmes, refusent qu'Ennahdha remette les Tunisiens sur le Droit Chemin !
Une pratique partagée
A dire la vérité, ce n'est pas une pratique exclusive des Nahdhaouis que de jouer constamment aux martyrs : tous les partis politiques (de droite comme de gauche, extrémistes ou modérés) usent du procédé lorsque cela est nécessaire électoralement parlant, ou bien quand ils cherchent à mieux se positionner sur la scène (décidément, c'est toujours théâtral) politique. Le PDP et Ettajdid n'ont pas dérogé à la règle au lendemain de la Révolution lorsque les chefs des deux partis étaient ministres dans le gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Le PCOT a lui aussi fait fructifier son capital victimaire pour accroître le nombre de ses adeptes. Il n'y a pas jusqu'aux RCDistes qui investissent à fond ces derniers jours dans le profil sacrificiel : tous ou presque, même Ben Ali, s'estiment lésés par les différents « tribunaux » de la Révolution. Tous ou presque se voient en « dindons de la farce » et bien sûr en « boucs émissaires ». Mais qu'on ne s'y méprenne pas : le rôle de victime crée des héros aussi. Pour en revenir au Mouvement Ennahdha, si l'on continue à le laisser cultiver son image de martyr, on risque d'en faire un double héros : avant et après le 14 janvier 2011, il aura été le plus persécuté de tous nos partis d'opposition. Même la Révolution ne l'aura pas réhabilité ! Et c'est ainsi jouer son jeu, lui fournir un atout majeur dans les débats et combats politiques à venir. Jusqu'à présent, tous ceux qui craignent l'arrivée au pouvoir d'un régime islamiste en Tunisie, ne se sont pas encore entendus sur la meilleure résistance à opposer aux militants religieux. La plupart du temps, ils s'y prennent de manière à renforcer le capital sympathie favorable, parmi les Tunisiens, aux islamistes. Pire encore, certains partis prétendument progressistes s'approprient des thèses religieuses rétrogrades et, sur le plan politique, contractent ou favorisent (sinon mendient) une alliance avec le mouvement Ennahdha. Sur ce plan, certains nationalistes arabes tunisiens (pas du tout des moindres) se font plus royalistes que le roi en contestant des droits féminins acquis et en s'opposant plus farouchement que quiconque, en matière d'héritage, à toute parité entre hommes et femmes. Sur la question de l'identité tunisienne, ils nous sortent des arguments si aberrants qu'ils vous laissent tentés par n'importe quel discours prosélyte occidental ou extrême-oriental !
Discours d'un autre temps
Nous devons reconnaître néanmoins que la défense des idéaux humanistes et progressistes autorise parfois quelques maladresses, voire même certaines aberrations ! Aujourd'hui, la rue tunisienne est partagée entre d'une part un régime islamiste à l'iranienne ou une démocratie religieuse à la turque et d'autre part une société à valeurs libérales débarrassée de tous ses dogmatismes et de ses tabous les plus inactuels. Le devoir impose aux défenseurs des idéaux réellement démocratiques et progressistes de s'adresser aux jeunes générations et de les mobiliser pour la construction d'une société de l'équité véritable et de la dignité pour tous sans la moindre discrimination sous quelque nom qu'on la défende ! Or, le paysage qu'offrent nos partis politiques fait davantage de place aux « vieux » lesquels n'interpellent les jeunes que dans des termes, que dans une logique d'un autre temps, hélas, révolu !