Après la victoire remportée par le Mouvement Ennahdha, il paraît que l'ambiance n'est pas des plus sereines dans la sphère culturelle et artistique du pays. Abstraction faite des facteurs qui ont contribué à cette victoire dans le scrutin du 23 octobre, d'autres circonstances ont joué en faveur d'Ennahdha, surtout à quelques jours des élections. En effet, il y avait au moins deux événements culturels qui ont eu lieu provoquant chez les Salafistes et les partisans d'Ennahdha de violentes réactions, à savoir la projection du film de Nadia El Fani « Laïcité inchallah ». L'on se souvient encore de ces foules de gens se réclamant d'idéaux religieux qui ont fait à l'époque irruption dans la salle de cinéma AfricArt pour empêcher la projection du Film avec tous les dégâts matériels qui en ont résulté. Le deuxième incident qui était sans doute le plus marquant car il s'est déroulé à une période où la campagne électorale battait son plein et que les candidats nahdhaouis ont bien exploité à leur profit lors de leurs discours à travers le pays en gagnant davantage de sympathie de ses partisans et surtout parmi ceux qui étaient encore indécis ; il s'agit bel et bien de la transmission du film franco-iranien, le 07 octobre sur la chaîne Nesma TV , jugé blasphématoire surtout par les Salafistes qui s'opposent catégoriquement à la liberté d'expression artistique prônée par les mouvements progressistes dans le pays. Cet événement a encore été l'un des facteurs qui ont favorisé la mobilisation des gens, même les plus simples et les plus apolitiques autour d'Ennahdha. Sans doute, les artistes et les responsables des médias, férus de liberté d'expression, ont cru agir pour le mieux dans un pays qui venait de se débarrasser d'une censure qui pesait lourdement sur leur créativité sous la dictature de l'ancien régime ; mais ils ne savaient pas que le passage de ces deux films à ce moment précis ferait l'effet boomerang ! Rien qu'en citant ces deux exemples, on peut dire que les islamistes ont d'ores et déjà commencé à annoncer les couleurs avant même d'atteindre le pouvoir et que la liberté artistique pourrait désormais, avec la victoire d'Ennahdha, être remise en question, au grand malheur de nos artistes qui pourtant commençaient à peine, depuis le 14 janvier, à ressentir une bouffée de liberté à travers leurs dernières productions (peinture, livres, théâtre…). L'arrivée d'Ennahdha au pouvoir serait-elle une source d'inquiétude pour nos artistes et nos hommes de culture et de lettres ? A en juger par les propos tenus par les responsables d'Ennahdha, rien ne prouve qu'ils sont contre les arts ou les artistes ou contre la liberté d'expression en général. Ils n'ont pas cessé de réitérer lors de la campagne électorale et même avant leurs promesses de promouvoir une image d'un Islam modéré, tolérant et ouvert sur toutes les idées démocratiques et la liberté d'expression, à moins que parfois les beaux discours de propagande d'Ennahdha n'aient été appropriés aux circonstances en vue de gagner les voix électorales ! Car, ce mouvement islamiste, qu'on le veuille ou non, a été maintes fois critiqué pour avoir tenu un double langage : Rached Ghannouchi, encouragé par les résultats des sondages, n'a-t-il pas déclaré, quelques jours avant les élections du 23 octobre, à France 24, que son parti comptait gouverner longtemps pas seulement une année ? Quand bien même quelques mois auparavant, il aurait été favorable à une simple coalition avec d'autres partis au sein de la Constituante ? Qu'à cela ne tienne ! Maintenant que ce mouvement est en possession de la majorité des sièges dans la Constituante et qu'il n'a pas encore dévoilé explicitement ses projets dans le domaine culturel, nos artistes pourraient-ils avoir confiance en ce parti islamiste pour avoir davantage de liberté d'expression et une marge assez large d'idées, d'imagination et de créativité ? A entendre dire parmi les gens qu'avec l'avènement des islamistes au pouvoir, il n'y aura plus de distractions, ni de musique, ni de cinéma, ni de peinture, il y a de quoi s'inquiéter pour nos artistes et nos créateurs ! Car l'art ne peut se développer et s'épanouir que dans une atmosphère de liberté et il a tendance à aller souvent à l'encontre des esprits rétrogrades qui peuvent freiner toute inspiration et nuire à tout esprit de créativité en mettant fin à toute activité artistique, culturelle et intellectuelle dans le pays ! Ces inquiétudes sont peut-être justifiées, vu que l'histoire nous enseigne que les régimes islamistes, une fois au pouvoir, se sont refermés sur eux-mêmes et ont constamment refusé les autres idéologies et interdit toutes formes artistiques ou intellectuelles de tout bord . Si Ennahdha promet de ne pas toucher aux libertés individuelles, dont la liberté artistique et culturelle des individus, en approuvant tous les acquis obtenus jusque-là par les Tunisiens dans plusieurs domaines et sans aucune intention de changer les textes de lois existants, il n'en demeure pas moins évident que les responsables de ce parti, en leur qualité de grands orateurs politiques et religieux, pourraient par d'autres moyens influer sur les masses populaires pour leur inculquer peu à peu certaines attitudes vis-à-vis de l'art et des activités artistiques, surtout celles qui témoignent d'un effort d'imagination libre et ne riment pas avec l'esprit religieux ou ne répondent pas aux préceptes de la religion, à tel point que les salles de cinéma fermeront leurs portes, les théâtres seront désertés, les galeries seront vides, la musique occidentale ne sera plus écoutée et les œuvres littéraires à tendances laïques ou provenant de l'Occident seront invendues. On craint justement que Ennahdha agisse sur les esprits et les comportements des gens plus que sur les textes de loi. Car il suffirait qu'un chef de famille renonce à voir des films étrangers à la télé, ou à lire un livre en français ou encore à bouder l'art et les artistes pour que ses enfants l'imitent dans son attitude négative envers les œuvres artistiques. Et c'est ainsi qu'une aversion pour les activités artistiques naîtra chez les enfants dès leur bas âge, sans pour autant avoir besoin d'une loi interdisant d'aller au cinéma ou de visiter une galerie de peinture. C'est par le biais d'endoctrinement et d'embobinage que les leçons sont transmises aux enfants qui finissent par imiter les grands. Sinon comment expliquer que des gamines de sept ou huit ans, encore à l'école primaire, se mettent à porter le voile, si ce n'est par l'influence des grands ! Pour revenir à la question artistique et culturelle, disons que la balle est actuellement dans le camp des artistes et des hommes de culture qui doivent s'unifier pour se défendre contre toute tentative susceptible de remettre en question la créativité artistique et la liberté d'expression en faisant pression par tous les moyens sur la Constituante chargée d'élaborer la nouvelle constitution du pays afin qu'elle prenne en considération le rôle de l'art dans notre société et dans la vie des peuples en général. Artistes tunisiens, à vos gardes !