Ayant longtemps souffert sous le joug de la dictature, quel régime politique doit adopter la Tunisie pour ne plus avoir à endurer les affres de pareils régimes ? Le régime parlementaire est-il le plus indiqué, ou le régime présidentiel, le plus plausible ? Est-ce une question de régime ou plutôt une question de garanties à trouver pour barrer la voie à tout éventuel retour en arrière ? Dans la situation actuelle doit-on rompre définitivement avec le passé, comme si nous allions réinventer la roue, ou nous inspirer de l'expérience et assurer la « rupture » dans la continuité ? Ces questions étaient au menu du débat engagé hier par le Centre Kawakibi des Transitions Démocratiques. Ghazi Ghrairi, universitaire et membre de l'académie internationale de Droit constitutionnel, rappelle que nous vivons dans une conjoncture où la Tunisie cherche à jeter les bases des conditions du « vivre ensemble », en pensant à un régime politique à définir non seulement selon une vision prospective, mais aussi en partant de ce que nous avons vécu. Est-ce qu'il y aura une rupture ou un renouvellement ? Une grande partie de l'opinion publique et plusieurs composantes de la société civile étaient d'accord au lendemain de la Révolution du 14 janvier pour dire : « Plus jamais de régime présidentiel ! ». La volonté de rupture totale dominait les débats. Mais est-ce que le régime dans lequel nous avons vécu était réellement présidentiel ?, s'interroge l'universitaire. Au moment de la promulgation de la Constitution de 1959, on parlait d'une influence du modèle américain où le centre du pouvoir se trouve concentré entre les mains du président de la République. L'institution gouvernementale était absente. On avait des secrétaires d'Etat comme aux Etats-Unis. Cette tendance vers un régime présidentiel à l'américaine n'a pas résisté aux évolutions successives. L'expérience des coopératives et la crise qui s'en est suivie, ont amené à la création du poste de Premier ministre en dehors de la Constitution. Les amendements d'Avril 1976 ont introduit des doses de parlementarisme. Le régime est devenu hybride. Les amendements se sont poursuivis jusqu'en 2002, dans le sens de la limitation des prérogatives des autres pouvoirs et le renforcement de celles du président. Le régime politique tunisien est marqué par un déséquilibre où toute décision revenait au Président. Ghazi Ghrairi, précise que « dans l'avenir, il ne faut pas quitter le régime présidentiel. Se trompe celui qui considère que nous étions dans un régime présidentiel ». Ce qu'il faut c'est un pouvoir exécutif opérationnel et qui puisse être contrecarré. Il faut une autre équation et d'autres équilibres pour qu'aucune partie ne puisse monopoliser les pouvoirs. Dans l'organisation provisoire des pouvoirs, la concentration des pouvoirs est passée du président de la République au chef du Gouvernement. Il est préférable d'avoir un équilibre au sein des composantes du pouvoir exécutif. « Nous aspirons à des parlements légitimes. Il faut que le chef du gouvernement ait des prérogatives générales, mais le président de la République doit être élu et disposer de prérogatives décisionnelles tout en ayant des facultés d'empêchement ». Il doit pouvoir intervenir et dissoudre le gouvernement ou le parlement si c'est nécessaire », dit l'universitaire. Il rappelle que les relations entre les pouvoirs exécutifs et législatifs doivent être équilibrées. Il rappelle que sous l'ancienne constitution, la chambre des députés n'avait proposé depuis l'indépendance que huit projets de lois dont quatre concernent les salaires des députés. Le pouvoir exécutif en avait proposé des dizaines de milliers. Le pouvoir législatif ne doit pas se contenter de voter les projets de lois. Il doit en proposer à son tour. Il doit pouvoir constituer des commissions d'investigation. Quant au pouvoir judiciaire, il suffit de garantir son indépendance. Le nouveau Droit constitutionnel reconnaît que l'équilibre passe par des contre-pouvoirs, comme l'information, et les institutions administratives indépendantes comme celles de la Bourse, des Elections…. « Plus les pouvoirs sont partagés, plus l'équilibre devient garanti. Il ne s'agit pas de choisir un régime présidentiel ou un régime parlementaire. L'essentiel c'est ce qu'on va mettre dedans », conclut l'universitaire.
Eviter l'anarchie
Salsabil Klibi, membre de l'Association tunisienne de Droit constitutionnel, considère que « la mécanique de l'organisation des pouvoirs est d'apparence technique, mais elle a une influence directe sur les valeurs de la société ». L'organisation des pouvoirs permet d'éviter l'anarchie. Il s'agit de les organiser sur des bases objectives nonobstant les personnes qui les exercent. Les modèles d'organisation sont multiples. Il faut en choisir celui qui nous arrange le mieux. Pour cela, il faut savoir ce qu'on veut. Dans quel régime veut-on vivre ? Avec quoi veut-on rompre ? « Il y a un accord sur les objectifs et ce que nous voulons éviter «, dit-elle. Il faut rompre avec l'irresponsabilité. Celui qui a le pouvoir, doit rendre compte au peuple. Il ne faut pas qu'il y ait une immunité, comme celle qui existait avant le 14 janvier. C'est une approche qui se fonde sur des valeurs. Doit-on évoluer vers un régime parlementaire ou présidentiel ? « L'essentiel n'est pas dans la dénomination, mais dans les mécanismes de contrôle », dit Salsabil Klibi. La société a besoin de législation, d'une structure qui exécute, d'une instance indépendante qui résoud les conflits. Le pouvoir législatif définit le droit. Le pouvoir exécutif exerce la violence légale. Le pouvoir judiciaire se charge des droits des individus. La séparation permet d'éviter qu'un seul individu ou une seule partie ne monopolise tous les pouvoirs. Indéniablement, la Tunisie a réalisé pour la première fois des élections. Il est impossible de revenir en arrière. Le pouvoir législatif doit être élu et exercer son contrôle sur le pouvoir exécutif. Concernant le pouvoir exécutif, il est préférable que la présidence ait un réel pouvoir. Le président doit être élu, directement par le peuple… Elle ajoute : « Nous voulons d'un régime politique, sans hégémonie d'un pouvoir sur un autre. Si les élections législatives débouchent sur un éparpillement des voix, le gouvernement sera formé grâce à une coalition. Cette coalition peut rencontrer beaucoup de difficultés. La coalition peut tomber. Le président doit pouvoir prononcer la dissolution du pouvoir législatif ainsi que le Gouvernement. Cette épée de Damoclès, a l'avantage d'éviter les excès. D'un autre côté, il faudra protéger le parlement de tout abus. Il doit pouvoir démettre le président. »
Un président avec des pouvoirs réels
Samir Bettaieb, membre de la Constituante considère que les discussions sur le régime politique en Tunisie ont généré beaucoup d'errements. Les slogans du sit-in « Kasba 1 » (A bas le gouvernement, Assemblée constituante et Régime parlementaire), ont été à l'origine de beaucoup d'erreurs. On dirait que le régime présidentiel était la cause de tous nos maux. Or, le régime présidentiel n'a jamais été exercé en Tunisie. On a commencé à discuter la nature du régime politique. « Tous les régimes démocratiques peuvent évoluer vers la dictature. L'essentiel est ce que font les gouvernants du pouvoir qu'ils ont », dira-t-il. Les garanties démocratiques sont plus importantes que le régime politique. Chaque régime, dit-il est un modèle en soi. On ne peut écrire une constitution valable pour des considérations idéologiques et partisanes. « Un consensus historique sera trouvé », annonce le constituant. Le président de la République doit être élu par le peuple et être garant de l'unité, de la continuité et de l'indépendance. Il doit avoir la possibilité d'intervenir dans la politique générale. Il doit pouvoir dissoudre le parlement et démettre le gouvernement.