La commémoration de la Journée mondiale des monuments et des sites, le 18 avril de chaque année, est une décision prise par l'Unesco en 1983. En 2012, la communauté internationale fête le 40è anniversaire de la Convention du Patrimoine mondial ; le 18 avril de cette année a pour thème : le patrimoine mondial. En Tunisie, cette date correspond au début du Mois du Patrimoine qui s'achèvera le 18 mai, Journée internationale des Musées. Avant la Révolution du 14 janvier 2011, la célébration du mois du Patrimoine occultait celle des deux Journées internationales qui la délimitaient. Les réalisations dont l'Ancien régime pouvait se prévaloir, à cette occasion, particulièrement dans le domaine de la création ou de la rénovation des musées, n'étaient pas insignifiantes. Mais elles ne faisaient guère de place à la réflexion sur l'avenir des sites et des monuments archéologiques, des villes historiques et des musées en vue d'une stratégie de gestion et d'intégration réelle du patrimoine archéologique dans la dynamique scientifique culturelle et sociale du pays. La démarche officielle était commandée essentiellement par l'effet d'annonce, les considérations régionalistes et l'amateurisme de beaucoup de décideurs. Pire encore, les rares bons acquis qui ont été engrangés au fil des années, en bénéficiant d'un grand effort national et parfois d'une assistance internationale substantielle, ont été mal entretenus au risque de les voir s'altérer profondément au bout de quelques années ou de les perdre à jamais. Le site archéologique de Carthage et les musées qui lui sont rattachés offrent un excellent exemple d'une grande dérive qui trouve sa raison première dans un dysfonctionnement institutionnel. Rappelons que le site de Carthage a été classé sur la Liste du patrimoine culturel mondial en 1979, soit une année seulement après l'ouverture des inscriptions sur cette liste. Ce classement a eu lieu en marge de la campagne internationale de fouilles qui avait été précédé par un appel à participation lancé par l'UNESCO. Il a offert au site un label qui était sensé motiver les responsables tunisiens pour une conservation et une mise en valeur porteuses de grands espoirs en matière de recherche scientifique, d'animation culturelle, d'activités économiques et par conséquent d'emplois très diversifiés. Cette entreprise devait être menée dans un cadre territorial et légal qui était celui du Parc archéologique Carthage –Sidi Bou Saïd dont certain textes d'application sont attendus depuis plusieurs lustres. Une telle faille réglementaire n'est pas passée inaperçue aux yeux de nombreux spéculateurs immobiliers qui ont pris d'assaut plus d'un terrain à vocation archéologique. Mais les maux du site de Carthage ne viennent pas seulement de là. Des problèmes majeurs de gestion gangrènent le site et ses espaces muséaux depuis de nombreuses années. Ces calamités lourdes de conséquences peuvent être regroupées sous une demi-douzaine de rubriques : L'instabilité et l'indigence des ressources humaines Un site archéologique - mais aussi hautement historique - de l'envergure de Carthage mérite d'avoir une conservation disposant de ressources humaines hautement qualifiées en rapport avec les innombrables tâches qui sont sensées s'y accomplir : programmes scientifiques, travaux de restauration, accueil des visiteurs…. Le cumul des responsabilités (celle de la conservation du site et celle du Musée national, ajoutées parfois à celle de la Direction générale de l'INP (Institut national du Patrimoine) ne donnait aucune chance à une gestion efficace garantissant un minimum de résultat en rapport avec les potentialités immenses du site et de ses musées. La valse sans précédent des responsables en charge du site et du Musée et l'instabilité sidérante à la tête de l'INP depuis plus d'un an ainsi que l'articulation boiteuse entre cette institution séculaire et l'AMVPP (Agence de Mise en valeur du Patrimoine et de Promotion culturelle) ne sont pas pour arranger la situation. L'état déplorable de deux musées Le Musée national de Carthage est l'hériter du Musée Lavigerie de Saint-Louis de Carthage. Aux collections originales qui y avaient été accumulées longuement par le Père de Lattres se sont ajoutées, depuis les années 1960, quelques trouvailles importantes et une collection propre aux fouilles entreprises dans le cadre de la campagne internationale de fouilles patronnée par l'Unesco. Le tout constitue des fonds de toute première importance. Mais le classement des objets du rez-de chaussée n'obéit souvent à aucune logique. La manière même selon laquelle certains objets sont exposés dessert ces derniers et frustre les visiteurs. Aucun effort n'a été entrepris pour rendre la visite intelligible depuis la fermeture d'une partie du musée pour travaux. Les vitrines poussiéreuses, les murs de la cour décrépis ajoutent au caractère lugubre des lieux. Un musée paléo-chrétien petit mais très bien aménagé et aux collections originales a été ouvert, il y a plus de vingt ans, à l'endroit où d'importantes fouilles avaient été entreprises par une équipe de chercheurs américains. Depuis plusieurs années, ce musée est fermé sans aucune explication pour les visiteurs qui s'y rendent. L'insécurité permanente qui menace les visiteurs Les barrières de sécurité qui délimitent le niveau romain de la colline de Byrsa par rapport au quartier punique dit ''d'Hannibal'' sont hors normes. De petits enfants pourraient passer à travers et se retrouver quelques dizaines de mètres plus bas. Les passerelles qui faisaient accéder les visiteurs au quartier d'Hannibal sont désaffectées pour cause d'insécurité. Cette mesure devait certainement être prise mais il fallait rétablir la situation dans les meilleurs délais pour ne pas priver les visiteurs d'une partie du parcours initial. Du côté de l'ancienne façade du Musée, la descente vers les ''absides Beulé'' se fait par un sentier en forte pente et très glissant en cas de pluie. Il en est de même pour le Thopet où aucun aménagement n'épargne aux visiteurs les glissades dangereuses que leur coûte la visite de la ''chapelle Cintas'' en hiver. L'amphithéâtre de Carthage n'est pas clôturé. Entourée en partie d'un bois qui le sépare d'un quartier populeux, il sert de lieu de passage à des individus qui n'ont pas toujours une allure rassurante. La même remarque vaut pour la basilique Saint Cyprien dont le côté donnant sur le ravin d'Amilcar sans aucune clôture est particulièrement dangereux pour les visiteurs non vigilants. Un promeneur qui s'engagerait sur le trottoir contournant le port circulaire de Carthage risque de trébucher plus d'une fois, tant les nids de poule sont fréquents. L'absence d'agents en plusieurs endroits Un visiteur peut se rendre à plusieurs reprises à l'amphithéâtre, à la basilique saint Cyprien et à l'ilôt de l'amirauté des ports puniques sans y rencontrer aucun représentant de l'administration en charge du site. Le service de billetterie qui est du ressort de l'AMVPPC (Agence de mise en valeur du Patrimoine et de Promotion culturelle) pourrait procurer –lorsqu'il est fonctionnel- une présence humaine qui peut dissuader ceux qui penseraient à s'en prendre aux vestiges archéologiques d'une manière ou d'une autre. Or ce service est absent en de nombreux endroits tels que l'amphithéâtre, l'îlot de l'amirauté, la basilique saint Cyprien...Les horaires indiquées sur les billets d'accès ne sont pas respectés partout. Des rondes d'inspecteurs pourraient rassurer les visiteurs. Mais existent-elles réellement ? Des travaux de restauration et de mise en valeur qui s'éternisent L'un des meilleurs exemples à cet égard est le chantier engagé, il y a de nombreuses années, pour la restauration et la mise en valeur des citernes de la Malga. Après quelques travaux qui ont commencé à changer l'aspect des lieux où la majesté se mêle à la grande technicité, tout semble être arrêté. Il s'agit pourtant de l'une des composantes d'un grand projet libellé ''La route de l'eau'' et qui englobe plusieurs autres installations hydrauliques de grande envergure, particulièrement, le temple des eaux et l'aqueduc de Zaghouan. Cette réalisation présentée, depuis plusieurs années comme l'un des fleurons d'un hypothétique tourisme culturel patauge malgré les grands moyens financiers qui semblent lui avoir été consacrés. Une signalétique très souvent défaillante Les vitrines du Musée de Carthage ne sont pas les seules à souffrir de la vétusté des notices parfois illisibles et souvent mal placées. Les panneaux d'indication du quartier des villas romaines et de l'antiquarium des thermes d'Antonin sont logés à la même enseigne. Leur absence à côté d'un monument aussi rare et intrigant pour le visiteur non initié que l'odéon est impardonnable. L'emplacement du cirque de Carthage n'est plus aujourd'hui qu'un terrain vague jonché d'immondices. Ni panneau ni plan ne le signalent au visiteur soucieux de se repérer dans la topographie du site antique. Un escalier en très mauvais état, qui se trouve en face de l'ancienne cathédrale Saint-Louis est un tronçon de la voierie de la Carthage romaine. Plongé dans l'obscurité, pendant les soirées où des spectacles sont donnés à l'Acropolium, il n'est nullement signalé. L'effort particulier fait au niveau de la signalétique coûteuse dont a bénéficié la colline de Byrsa est plus ou moins réussi. Ses panneaux en inox brillant sont difficilement lisibles quand ils se trouvent tournés vers le soleil. La science historique qu'ils diffusent n'est pas toujours sûre. Un site classé dans la Liste du patrimoine culturel impose à ceux qui en sont responsables des devoirs particuliers. Il y va à la fois de la réputation du site et de celle du pays. Imaginons l'opprobre qui couvrirait tous les Tunisiens si l'UNESCO, lassée des manquements des autorités de tutelle de notre pays, se trouve, de droit, acculé à déclasser le site. Si un tel malheur nous arrivait, il ne faudrait pas en vouloir seulement aux spéculateurs immobiliers et aux trafiquants des antiquités. Serait aussi à incriminer l'incurie désastreuse de l'INP, de l'AMVPPC et de la Mairie de Carthage. Houcine Jaïdi