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Al-Qaïda craint la réussite de l'expérience de l'Islam modéré en Tunisie Alaya Allani, professeur d'histoire contemporaine spécialiste des mouvements islamistes:
• «Il est fort probable que certains groupes salafistes recrutent des délinquants; d'autres groupes seraient, quant à eux, infiltrés par des ex-affidés de Ben Ali» • «Ennahdha doit jouer un rôle de première importance dans la lutte contre l'Islam radical qui représente un danger pour la cohésion sociale»
Des salafistes présumés se sont affrontés dans la nuit de lundi à mardi avec les forces de l'ordre dans certaines villes tunisiennes. Ces assaillants ont attaqué des locaux administratifs, dont un siège du tribunal de première instance à Séjoumi, ainsi qu'un bureau régional de l'UGTT et certains locaux de partis politiques à Jendouba. Les troubles constitueraient, a priori, une réaction à plusieurs œuvres d'art jugées offensantes pour l'Islam exposées dans le cadre de l'exposition artistique le Printemps des Arts à La Marsa. Un porte parole du ministère de l'Intérieur s'est borné à déclarer que le fait que les violences aient éclaté en plusieurs endroits au même moment laisse à penser que c'était organisé, sans autre précision. Dans cet entretien, Alaya Allani, professeur d'histoire contemporaine à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba et spécialiste des mouvements islamistes dans les pays du Maghreb décrypte les motifs des dernières violences attribuées aux salafistes et les dessous de l'appel du chef de la nébuleuse terroriste Al-Qaïda à une « révolte islamique » en Tunisie.
Le Temps: les violences enregistrées dans la soirée du lundi à mardi ont été attribuées à des salafistes. Certains hommes politiques, dont le chef du Parti Communise Ouvrier de Tunisie (PCOT) y ont cru déceler la main invisible des affidés de l'ancien régime. Les salafistes sont-ils, à votre avis, manipulés ou instrumentalisés ?
Alaya Allani: la mouvance salafiste tunisienne reste assez obscure. Il est fort probable que certains groupes salafistes recrutent des délinquants pour faire grossir leurs rangs lors des manifestations. D'autres groupes salafistes seraient, quant à eux, infiltrés par des ex-affidés de Ben Ali. Globalement, les cartes demeurent très brouillées. D'autant plus que même la mouvance salafiste djihadiste n'est pas homogène et ne dispose pas d'un seul leader capable d'encadrer ses troupes. Aucun chef salafiste n'a, par ailleurs, affirmé explicitement ou même implicitement que la mouvance salafiste est infiltrée.
Pensez-vous qu'il existe des liens entre les derniers évènements et les appels du chef de la nébuleuse terroriste Al-Qaïda, Aymen Al-Dhawahiri à une révolte islamique en Tunisie ?
Al-Qaïda semble désormais se concentrer particulièrement ces derniers temps sur la région du Maghreb arabe, où la mouvance salafiste djihadiste a bénéficié du climat de liberté et de la fragilisation de l'Etat pour se développer. L'appel d'Al-Dhawahiri, qui considère que le parti Ennahdha n'est pas assez islamiste, peut être interprété de deux manières. Cet appel peut être perçu comme un appel aux cellules djihadistes dormantes à sortir de l'ombre et à occuper la rue. Selon d'autres experts, le leader de l'organisation terroriste créée par Oussama Ben Laden aurait voulu adresser un message à Ennahdha qui semble plus que jamais tenté par l'éradication des cellules djihadistes violentes.
Autre élément très important: Al-Qaïda craint la réussite de l'expérience de l'Islam modéré en Tunisie, qui constituera forcément un modèle à suivre pour les autres pays touchés par le printemps arabe.
Pensez-vous que les médias amplifient la menace salafiste ?
Il existe une certaine tendance à l'amplification du danger salafiste. Il est à mon sens, très exagéré de parler du spectre d'une guerre civile, dans la mesure où la mouvance salafiste djihadiste n'a pas une large assise populaire en Tunisie. Cette mouvance compterait tout au plus quelques milliers de sympathisants, avec un noyau actif de quelques dizaines de personnes. Elle bénéficie depuis la révolution d'un seul facteur pour s'activer : la fragilité de l'Etat.Je pense, d'autre part, que les partis au pouvoir tendent à minimiser le danger salafiste. Ces partis se trompent aussi. La meilleure façon de lutter contre ce danger, c'est d'appliquer la loi contre tous ceux qui passent à l'activisme violent et non pas contre les porteurs de l'idéologie salafiste, quiétiste ou djihadiste soit-elle. Ennahdha qui connaît plus que toute autre formation le danger du fondamentalisme religieux est particulièrement appelée à jouer un rôle de première importance dans la lutte contre l'Islam radical, lequel représente un danger pour la cohésion sociale.
En parallèle, il faudrait lancer des débats profonds réunissant les leaders salafistes et des oulémas sur les principaux médias nationaux.
Que doit faire Ennahdha concrètement ?
Le mouvement Ennahdha qui domine le gouvernement est appelé à rompre avec l'hésitation face aux dépassements imputés aux salafistes. Je ne lance pas là un appel à l'oppression mais un appel à l'application stricte de la loi. Le parti de Rached Ghannouchi doit comprendre qu'il a obtenu la majorité des suffrages lors des dernières élections grâce à son discours prônant un Islam modéré et tolérant.
De façon générale, je pense que la réussite de la transition démocratique et le redémarrage de l'économie sont les meilleures façons de lutter contre le fondamentalisme religieux. Et pou cause : la majeure partie des djihadistes est issue des milieux défavorisés et des couches sociales laissés pour compte sur le plan économique.