C'est en regardant le « Replay » de l'émission de Samir El Ouafi (Hannibal T.V) « Essaraha-Raha », filmée au Palais de Carthage et en arpentant avec lui les espaces, bureaux et salons marqués par Bourguiba, qu'on peut avoir déjà une idée précise de ce qu'on appelle le « bourguibisme ». Quatre portraits sculptés dans le bronze, de Hannibal le général carthaginois vainqueur de Rome à Trasimène après avoir franchi les Alpes avec se éléphants, de Ibn Khaldoun le fondateur de la sociologie, auteur de la « Mukaddima » et premier magistrat du Caire, de Saint-Augustin l'Archevêque, de Bône (Hippône, Annaba, aujourd'hui) et Carthage, auteur de la «Cité de Dieu », et surtout premier doctrinaire chrétien après Jésus à séparer l'Eglise catholique de l'Etat et enfin, de Bourguiba, lui-même fondateur de la première République tunisienne et penseur libéral musulman.
Ces portraits sont à la base de l'idéologie bourguibienne et résument sa conception de l'Etat et de la société : un Etat fort comme Hannibal, moderniste et précurseur comme Ibn Khaldoun, civil où la religion est séparée de l'Etat comme Saint-Augustin, et enfin, combattant et bâtisseur comme Bourguiba.
Au-delà de ses propres partisans... les « destouriens », le « bourguibisme » est à nouveau aujourd'hui, à l'avant-garde des idées progressistes et modernistes qui ont façonné la Tunisie du 20ème siècle grâce à une politique d'éducation diffusée dans tout le corpus tunisien et qui se trouve aujourd'hui confrontée à la plus dure des attaques depuis l'indépendance.
C'est le modèle issu de cette construction unique depuis 3000 ans, depuis Carthage, qui est remis en question par l'islamisme politique radical et qui veut nous mener tout simplement et progressivement vers un modèle de type iranien.
Un ami universitaire qui connaît bien ce pays, m'a expliqué comment la Révolution iranienne a enfanté le modèle culturel et social actuel dans ce pays frère. Après la chute du Shah Pahlevi, l'Iran a connu une transition presque semblable, à la notre où des Islamistes modérés Béni Sadr et Bakhtiar, entre autres ont donné de l'espoir aux élites iraniennes et au peuple raffiné et cultivé de ce pays millénaire, qu'une « démocratie islamique » était bien le projet de la Révolution. Puis, une fois les Islamistes radicaux confirmés juste après deux ans de transition comme la nôtre, le pays a roulé allégrement vers l'Iran d'aujourd'hui, où la démocratie n'est plus qu'un lointain souvenir. Ceci dit, il y a un modèle « nouveau » en Iran mais il diffère totalement de celui porté par les normes de la démocratie universelle.
Nous disons cela sans vouloir critiquer ce pays frère et son modèle, après tout si les Iraniens sont heureux avec, c'est tant mieux pour eux et « le peuple de la Mecque connaît mieux que quiconque ses sentiers» (Ahlou Makka adra bi Chiaâbiha).
Ce qui nous intéresse c'est notre propre devenir et pour nous le système iranien a été l'occasion manquée pour le monde musulman de générer une véritable « démocratie islamique » aux normes universelles. C'est pour cela qu'on doit faire attention pour ne pas enterrer notre modèle de société et le rempalcer par un modèle de type oriental, wahabite ou iranien.
J'en arrive à cette question, oh combien épineuse, celle des « destouriens ».
Les nouveaux locataires du pouvoir et les partis de gauche extrêmes, les désignent pêle-mêle par les « résidus de l'ancien régime » (Azlam annidham al baïd). C'est aller un peu trop en besogne car les « destouriens » constituent une diversité à travers les époques.
Il y a les fondateurs avec Abdelaziz Thaâlbi lui-même compagnon de lutte de Ali Bach Hamba et les « Jeunes Tunisiens » (modernistes), avec une alliance entre les Sadikiens et les Zeitouniens. Puis le Néo-Destour avec Bourguiba et Ben Slimane, les irréductibles mais d'autres leaders plus intellectuels et modérés, comme feu Bahri Guiga, Dr. Mahmoud Materi et Tahar Sfar.
Puis l'alliance du Néo-Destour et l'UGTT sous la houlette de feu Farhat Hached, notre martyr national puis ses successeurs, Ahmed Tlili et Habib Achour. Et enfin, avec l'organisation de la résistance armée et les « Fellagas » qui ont traduit la jonction du néo-Destour avec la Tunisie profonde et le monde rural.
Ce mouvement a donné à la Tunisie des milliers de martyrs et de résistants qui ont passé de longues années dans les prisons coloniales et les camps de réclusion. Venir aujourd'hui, nier tout cela d'un bloc et dire que les « destouriens » ont été une création de Ben Ali et son régime dictatorial et corrompu, c'est ce qu'on appelle une contre vérité historique.
En revanche, dire que Ben Ali a été « fabriqué » et soutenu par une petite minorité de « destouriens » et d'hommes d'affaires véreux, serait plus conforme et plus proche de la vérité ! De fait, le glissement du Néo-Destour vers le Parti-Etat ne date pas du 7 novembre 1987.
Il faut remonter à 1964 (Congrès de Bizerte) relayé par le « coup d'Etat » de « Monastir 1 » qui a écarté la majorité libérale et démocrate au congrès de ce parti au début des années 70, pour voir cette institution populaire magnifique, sombrer petit à petit vers le support totalitaire du système.
Ben Ali n'a fait qu'enfoncer le clou en vidant le Néo-Destour de toutes ses valeurs patriotiques et nationales pour le réduire à une centaine de familles partisanes tout au plus et d'inconditionnels serviles à son projet de s'approprier le pays tout entier. Le RCD au fond n'est qu'un véritable hold-up sur le Néo-Destour et ses valeurs originales pour en faire une structure gelée. La preuve, le 14 janvier de la Révolution, les vrais destouriens par milliers n'ont pas soutenu Ben Ali. Bien au contraire, sa fuite les a soulagé et libéré comme l'ensemble du peuple tunisien.
Ceux qui veulent aujourd'hui, priver les destouriens patriotes et honnêtes de leurs droits civiques, font exactement comme Ben Ali, à savoir réduire au silence toute force crédible capable de réaliser un équilibre politique, seul garant d'une vie démocratique véritable. Ils veulent tout simplement mettre en œuvre de nouveaux « Monastir 1 » etc... mais cette fois contre le développement démocratique et institutionnel de notre pays et l'aspiration profonde de notre peuple à une vie sociale et culturelle évoluée comme l'Europe de l'Est après la chute de l'Empire soviétique.
Si les deux millions de « destouriens » étaient tous corrompus, la Tunisie aurait disparu de la carte depuis bien longtemps!
Allons, donc, soyons sérieux les « destouriens » honorables, nos frères, sont des citoyens à part entière !