Présenté à Berlin, Seattle ou Khouribga, primé à Cordoue et à Milan, Aujourd'hui, « Tey » en wolof, le troisième film du Franco-sénégalais Alain Gomis, a reçu le 24 novembre, le Prix spécial du jury aux Journées cinématographiques de Carthage. Ce conte cruel où la mort et l'exclusion sonnent comme une ode aux enfants sacrifiés de l'immigration, sortira en salles à Paris, le 13 janvier 2013. « Ce film a une narration particulière. Il peut flotter un peu. Si vous vous perdez, j'en suis désolé », disait modestement Alain Gomis mi-octobre avant la projection d'Aujourd'hui, « Tey » en wolof, à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration à Paris. Dans la foulée, son film a pourtant reçu le Prix spécial du jury des JCC après avoir été consacré« meilleur long métrage de fiction » au Festival de cinéma africain de Cordoue. Plus tôt, en 2012, il a aussi été primé à Milan (Italie) et à Seattle (Etats-Unis). A Berlin (Allemagne), il était encore le seul film africain présenté en compétition officielle. Le cinéaste franco-sénégalais signe ici son troisième long-métrage après L'Afrance (2001) et Andalucia (2008). Tournée à Dakar, sa nouvelle fiction qui « aborde la peur de la mort est d'abord un film sur la vie ».
« Il va souffrir. C'est la volonté divine » D'entrée de jeu, le spectateur est averti : « Il arrive encore que la mort prévienne de sa venue ». Puis, en gros plan, on découvre les yeux affolés de Satché, le personnage principal incarné par Saul Williams, un artiste américain révélé dans Slam et dont la photo a inspiré Gomis pour l'écriture du scénario. Couché sur un lit, Satché s'agite. Autour de lui, l'ambiance est inquiétante. Des pleurs montent de la cage d'escalier où trônent une série de photos de famille. La porte s'ouvre alors qu'il entame sa toilette. C'est sa mère qui vient le chercher : « N'aie pas peur, mon fils », dit-elle résignée. Parodie du réel, la scène simule, à s'y méprendre, une cérémonie traditionnelle. Un rite ancestral selon lequel on accompagnerait quelqu'un dont la mort est « annoncée » tout au long de sa dernière journée sur terre. Ce faisant, le cinéaste déploie tout son talent à mettre en scène - magistralement - la société sénégalaise. Quand Satché rejoint les membres de sa famille, au rez-de-chaussée, un attroupement se forme autour de lui. Leurs voix fortes sont couvertes, ici et là, par le bêlement d'une chèvre venue du dehors. Dans le brouhaha, chacun cherche à le toucher. Ils sont réunis ce matin, assis en carré au milieu du patio sombre, car Satché a été choisi. « Il va souffrir. C'est la volonté divine. (...) Ce soir, quand il s'endormira, il rejoindra le monde des esprits, grâce à Dieu. » Les éloges fusent: bon fils, bon frère, bon père, ce fils les a comblés ! Le cœur lourd, sa mère évoque le beau bébé qu'il a été et l'enfant doué, gentil, serviable... On fait mine de le retenir : « Reste avec nous ». Mais, s'ensuivent les critiques.
« Regardez notre roi ! » « Il a été envoyé en Amérique pour étudier. Il en est revenu. C'est son choix. (...) Que Dieu l'accueille là où il va. (...) On n'avait pas confiance en lui. Il mentait ! » Solitaire, égoïste, de mauvaise foi, complètement absent : « Il a des yeux de fou. Qu'il soit sacrifié. » Satché a fermé les yeux. Pour clore la cérémonie, on verse de l'eau sur le pas de la porte. Et sa mère de conclure : « Tu vas nous manquer. » Ebloui par la lumière du matin, Satché se retrouve dehors. Une foule de badauds l'acclame : « Regardez notre roi ! » C'est« l'homme de la Teranga qui fait le bien ». Arachides, pain, poulet, fleurs... On le couvre de cadeaux. Puis il arpente les rues de Dakar en quête de ceux qui ont compté dans son ancienne vie. Le deuxième tableau, lui aussi plus vrai que nature, permet de mesurer combien ce film est une caricature de la manière dont la société traite ceux qu'elle envoie « à l'aventure », selon le terme consacré, et qui en reviennent sans en avoir été autorisés. Après la famille, les amis. Laisse-t-on vraiment une chance de trouver sa place au revenant de l'autre monde dont on envie pourtant – ô combien - le courage et l'expérience ? Quand Satché retrouve ses vieux amis sur le chantier d'une maison en construction, ils s'installent à l'abri du soleil dans de vieux fauteuils posés à même le béton. De la boîte à musique, monte un reggae tonitruant. Leur langue est rude : « Tout ce que tu savais faire, c'est sortir ton pognon », lui dit l'un. « Tu marches comme une vieille pute que tu as toujours été », lance un autre. Ou encore « Pourquoi t'es revenu ? » Whisky et marijuana échauffent encore les esprits qui entament une critique radicale de la société : « Tout changer, tout casser, tout brûler, tout recommencer, (...) plus fort qu'il y a vingt ans », crie l'un d'eux.
Mérite-t-il tous ces sarcasmes ? Satché reprend péniblement sa route. La vie paraît glisser sous ses pieds... Il pénètre dans l'ascenseur d'un bâtiment neuf. A l'étage, une galerie de peinture. Il se meut entre des statues avant de se trouver nez à nez avec son ancienne maîtresse. « Comment était la vie sans moi ? Rafraichissante ? Et ta femme ? Tu aurais pu l'amener, histoire que je la tue ! » Et de le provoquer sexuellement avant de lancer dépitée : «Tu vas mourir mais tu n'as rien vécu ! » Pris d'angoisse, il quitte les lieux à la hâte. Mérite-t-il tous ces sarcasmes ? N'a-t-il pas toujours été un gentil garçon ? Il hèle un taxi. Le temps semble suspendu, en apnée, comme la bande son du film devenue muette. Soutenu par un fidèle ami compatissant, il part en quête de la maison de « son oncle ». Il déambule cette fois dans les ruelles étroites entre les baraquements d'un bidonville. Derrière une large porte en tôle décrépite, on découvre un jardin merveilleux. Le silence est juste rompu par des chants d'oiseaux. Le vieil oncle prend Satché par la main. Il le guide vers l'apatam où, au milieu des canaris, les autres patients n'ont plus qu'à attendre. « Il y a toutes sortes de morts, lui dit-il, des escrocs, etc. Ici, ils ne font pas de chichis. Ils savent qu'ils ne peuvent pas lui échapper... » Satché, docile, s'allonge à même le sol. L'oncle entame un massage qui s'apparente à un embaumement : « La vie et la mort se chantent en même temps », dit-il doucement.« Pourquoi moi ? », demande Satché. « Je ne sais pas mais tu dois être prêt... C'est ici qu'a lieu la prière pour toi. » Et de lui expliquer la chance qu'il a : « Il y a des gens qui n'ont rien eu le temps de faire. Toi, tu as déjà fini quelque chose. C'est ça l'essentiel. » Une larme roule sur la joue de Satché.
« Que vont devenir nos enfants demain ? » Il arrive trop tard pour la cérémonie organisée en son honneur à l'Hôtel de ville. En chemin, il croise des barricades en feu. Des manifestants aux slogans teintés de désespoir : « Les fils de rois sont des princes, dit une pancarte, et les princes sont des voyous. » « Que vont devenir nos enfants demain ? » Ou encore « Libérez ! » Arrivé enfin au quartier, il observe en silence sa concession familiale. Sa femme est là, occupée dans la cour à pendre une lessive. Elle ne daigne pas le regarder. Puis elle lance ironiquement :« Tu as acheté quelque chose ? » Satché reste longtemps couché sur une chaise longue à esquisser des jeux avec ses enfants. Il cherche [enfin !] à se rendre utile, réparant une poignée de porte, un robinet... A la nuit tombée, autour du brasero, chaque minute compte. Les enfants plus « calins ». Et sa femme qui fume en l'observant. Les deux chaises longues finalement côte à côte. Puis, sous la couette. Le lit conjugal ? La voix de sa femme se fond dans la nuit étoilée. (MFI)
*Aujourd'hui, par Alain Gomis. Sortie en salle le 13 janvier 2013. Granit film. France-Sénégal. Avec Saul William et Aïssa Maïga.