La finance dite islamique est-elle authentique ou bien une « arnaque » ? Est-elle la panacée aux problèmes générés par l'économie conventionnelle comme la décrivent ses défenseurs enthousiastes ? Est-ce un devoir pour tout bon musulman de recourir exclusivement aux services des banques islamiques sous peine de transgresser l'un des commandements de l'Islam et de commettre un pêché impardonnable ? D'un autre côté, la finance islamique n'est-elle qu'une forme d'arnaque comme la présentent ses détracteurs? Les banques islamiques ne seraient-elles pas alors que l'usine à fortunes appartenant aux riches des pétrodollars et aux tyrans qui sucent le sang de leurs peuples avec le soutien de juristes intéressés ? Telles sont les questions qui se posent de plus en plus avec l'intérêt grandissant marqué en Tunisie pour la finance islamique ? Etant donné la complexité de la question, nous nous proposons dans la présente livraison d'exposer les réquisitoires de différents détracteurs de la finance islamique, avant d'ouvrir nos colonnes à ses défenseurs pour leur donner l'opportunité de présenter leur plaidoyer dans la prochaine livraison. Confusion entre Chariâa et jurisprudence Les détracteurs les plus radicaux de la finance et de l'économie islamiques se montrent catégoriques en en niant toute existence « légale » : c'est tout simplement, d'après le professeur Abdelmajid Charfi, une hérésie, pure invention de Mohamed El Baker et Moustapha Sebaiî, qui s'inscrit dans l'optique préméditée de conférer un cachet islamique à tous les aspects de la vie privée et publique, une hérésie d'autant plus dangereuse qu'elle conduit au retour aux anciens systèmes archaïques et à l'ère de la décadence, de l'esclavagisme, du despotisme et de la ségrégation dans laquelle sombrait la société musulmane. Le professeur Charfi, dans sa diatribe, intitulée : « la tromperie des banques islamiques », publiée au numéro 159 du journal Le Maghreb, avance aussi que le cachet islamique dont on affuble ces institutions, n'est en réalité qu'un leurre, qu'une duperie. Tout simplement parce que cette prétendue finance islamique à bien y regarder ne comporte en fait qu'un nombre réduit de principes éthiques d'ordre général qui pourraient être adoptés par toutes les économies et qu'elle ne pourrait prétendre à ce qualificatif que si l'on observait strictement et rigoureusement les règles qui régissaient l'économie dans les sociétés pré-industrielles prévalant dans les pays islamiques . La deuxième idée-clé du professeur Charfi repose sur la fâcheuse confusion entre jurisprudence et Chariâa dans la mesure où la jurisprudence n'est que l'interprétation des juristes, soumise à l'influence de leurs époques respectives, et par définition variable alors que la Chariâa est la voie divine sacrée et source d'inspiration pour les croyants dans leur conduite et leur vie en général. Le troisième pilier de la diatribe du professeur Charfi, sans doute l'argument le plus partagé par les détracteurs de la finance islamique, consiste à dénoncer le recours à des moyens détournés ou astuces pour conférer un cachet islamique donc halal , aux « intérêts » perçus par les banques islamiques, intérêts par définition « haram », si l'on s'en tenait à la logique des apologistes de la finance islamique. C'est à ce propos, le recours à de pareils stratagèmes, ainsi que la cupidité des banques islamiques, qui ont entre autres poussé le cheikh d'Al Azhar, à la fin du siècle dernier à préférer les banques conventionnelles, mais « la puissante et machiavélique propagande wahhabite a fini par étouffer sa voix et celles de ceux qui sont indignés par tout ce qui provoque l'altération de l'image de l'Islam » Il est reproché aux banques islamiques de percevoir des intérêts déguisés, travestis par un habillage séduisant et savamment enjolivés du vernis islamique : par exemple, la banque, au lieu de verser directement un crédit-logement de 100 mille dinars au client, moyennant des intérêts de 20 mille dinars sur 10 ans, comme c'est le cas pour une banque conventionnelle, se charge elle-même d'acheter le terrain et de faire construire la maison qu'elle lui vend à 120 mille dinars. Par conséquent, le client ne gagne pas au change : non seulement il va rembourser le même montant mais, qui plus est, il peut être vraiment perdant dans la mesure où, avec le même montant versé par une banque conventionnelle, les travaux lui auraient coûté moins cher et ce qui est certain, c'est qu'il aura eu plus de marge de liberté concernant les inévitables modifications apportées au cours des travaux et même plus de certitude quant à la qualité du travail de l'entrepreneur. En matière de prêts, la critique va plus encore en stigmatisant la confusion de ce concept avec celui de l'usure, une pratique individuelle conduisant systématiquement sinon à un état d'asservissement du débiteur, ou du moins à son dépouillement, vu son caractère exorbitant, alors que les intérêts sont une pratique régie généralement par l'Etat, avec des conditions d'octroi bien définies qui tiennent compte de la capacité de remboursement du débiteur. Quant à l'expansion contemporaine des banques islamiques dans les pays musulmans, les détracteurs de la finance islamique l'attribuent à l'élan institutionnel consécutif au boom pétrolier des années 1970, « lorsque les Saoudiens et d'autres Musulmans exportateurs de pétrole, qui entraient alors pour la première fois en possession de fortes sommes d'argent, ont apporté un vaste soutien au projet d'institution des sciences économiques islamiques en tant q que discipline universitaire vers la moitié des années 1960 ». Par conséquent, l'économie islamique en général a pris « une ampleur de plus en plus incontournable grâce à une profusion de portefeuilles d'exportateurs de pétrole et une multiplication d'instruments financiers islamiques (tels que des emprunts sans intérêts et des obligations sukuk). » L'accès relativement récent de princes et d'hommes d'affaires des pétrodollars à des fortunes mirifiques serait à l'origine de l'essor de la finance islamique qui ne serait d'après ses contempteurs qu'un subterfuge conçu avec la complicité de juristes véreux, pour faire fructifier ces fortunes colossales spoliées par les personnes au pouvoir ou leurs satellites ainsi que les dictateurs qui puisent éhontément dans le trésor public de leurs pays. Que dire alors de la caution apportée par l'ouverture de comptes islamiques dans les banques occidentales ? – Réponse : cette idylle avec la finance islamique « cache de nombreux abus et faux-semblants, de la supercherie et de l'hypocrisie, dans la mesure où les banques occidentales recourent à un système astucieux de camouflage de produits financiers réguliers soi-disant en produits financiers islamiques qui leur permet ainsi de continuer à pratiquer leur système économique basé sur le profit et la spoliation du citoyen, tout en rendant ce système parfaitement acceptable pour une nouvelle clientèle musulmane » Enfin, l'économie islamique en général et la finance islamique en particuliers sont la cible d'attaques au niveau de leurs résultats. A ce propos, Daniel Pipes, dans son ouvrage « Sciences économiques islamiques ? » cite l'économiste Timur , Kuran qui est parvenus à trois conclusions : premièrement, que l'économie islamique n'a nullement aboli l'intérêt sur l'argent dans la mesure où « Les opérations exotiques et complexes de participation aux pertes et profits comme ijara, mudaraba, murabaha et musharaka font toutes intervenir des paiements d'intérêts déguisés », ce qui fait que les prétendues banques islamiques «ressemblent davantage aux autres instituts financiers modernes qu'à un quelconque héritage de l'Islam». Concernant la réduction des inégalités par le biais de la Zakat , Kuran conclut là aussi à un constat d'échec : affirmant quelle «ne génère pas nécessairement un transfert de ressources vers les pauvres et peut même en fait conduire à un transfert de ressources négatif pour eux». Pire encore, en Malaisie, l'imposition de la zakat, supposée aider les pauvres, semble plutôt servir de «prétexte fort commode pour promouvoir des objectifs islamiques et pour enrichir les responsables religieux». Concernant la morale et l'éthique dont se prévaut l'économie islamique, Kuran, cité par Daniel Pipes affirme : «Le nouvel accent porté sur la morale économique n'a eu aucun impact sensible sur les comportements économiques». Il va même jusqu'à dire : «certains éléments du programme économique islamique sont contraires à la nature humaine», accusant les « sciences économiques islamiques à promouvoir « la propagation de courants de pensées antimodernes » et de favoriser « la formation d'un milieu encourageant le militantisme islamiste».