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Ennahdha instrumentalise la justice pour faire peur aux journalistes et les faire revenir au carré de l'autocensure L'invité du dimanche: Néji Bghouri, ancien président du SNJT
Interview réalisée par Faouzi KSIBI Les journalistes sont devenus, depuis longtemps, la cible préférée de certaines parties qui les traitent de tous les noms et affichent à leur égard plusieurs slogans dont le plus célèbre est « les médias de la honte ». Décidément, ils sont ballotés entre les démons d'hier et ceux d'aujourd'hui et même la Révolution qui les a émancipés ne parvient pas à les mettre, définitivement, à l'abri. Ils sont, constamment, rudoyés à cause de leur franc-parler et contraints d'encaisser les coups et de ne pas succomber, car le devenir du pays dépend de leur courage et de leur résistance. Malgré toutes les campagnes de dénigrement à laquelle ils sont confrontés, ces sentinelles de la liberté continuent leur bonhomme de chemin faisant comme si de rien n'était, ce qui décourage leurs détracteurs dont le nombre diminue de jour en jour et redonne espoir aux amoureux de la liberté. C'est autour des écueils que les journalistes rencontrent dans l'exercice de leur métier, de l'autorégulation des médias et de la régulation de l'audiovisuel assuré par la HAICA qui voit, enfin, le jour qu'a tourné notre discussion avec notre invité de la semaine.
-Le Temps : comment évaluez-vous le contexte politique dans lequel intervient la journée mondiale de la liberté de la presse ? -Mr Bghouri : il est tout à fait paradoxal. Toutefois, il n'y a pas lieu à comparer à comparer la situation de la presse avec celle qui existait avant le 14 Janvier où elle était étouffée pendant vingt ans et transformée en un moyen de propagande. Après cette date, elle jouit d'une réelle marge de liberté qui a permis aux citoyens de s'y retrouver, puisque chacun d'eux peut appeler n'importe quelle radio et n'importe quelle télévision de là où il se trouve pour exprimer son opinion, on ne lui oppose plus de censure. Aujourd'hui, l'exercice du métier est beaucoup meilleur qu'avant bien qu'il existe encore des barrières, en ce sens que le journaliste peut faire parvenir l'information et en même temps les menaces qu'il subit ont augmenté, les ennemis de la presse sont devenus plus nombreux. -Comment cela ? -Au temps de Ben Ali, ces derniers étaient connus, c'était le régime politique et ses partenaires, mais actuellement, elle joue, presque, seule contre tous, d'une part, il y a les gens au pouvoir qui étaient dans l'opposition et dont la voix s'élevait haut et fort pour défendre la liberté de la presse, et qui, sont, subitement, devenus ses ennemis jurés. Et là, je parle, précisément, de Ennahdha et les partis qui lui sont proches et, en particulier, le CPR. Pour s'en persuader, on n'a qu'à comparer leurs discours avant et après le 23 octobre 2011, et dont les auteurs sont des personnalités politiques et des dirigeants tels que Rached Ghannouchi, Habib Ellouze, Tarek Khahlaoui et tant d'autres. Ces gens-là incitent leurs partisans contre les journalistes, parce qu'ils n'acceptent pas que la presse soit libre. D'ailleurs, ils ne constituent pas la seule menace, il y a aussi les forces de l'argent dont on ignore la provenance et qui essayent de se faire une virginité à travers les médias. Aux menaces du pouvoir politique et de l'argent s'ajoutent celles que représentent ce qu'on appelle « ligues de protection de la révolution » et les groupes religieux qui incitent à la violence, à travers des prêches, dans les mosquées, contre les journalistes, et participent, largement, à créer un climat d'hostilité qui empêche ces derniers de bénéficier de conditions de travail saines et sécuritaires. -Mais, on a légiféré des lois qui visent à protéger ce métier. -Pas tout à fait. La liberté de la presse dans le monde entier est assurée par des garanties juridiques qui font défaut chez nous, il est vrai que la HAICA est mise en place, mais le décret 115 n'est pas encore activé. Bien au contraire, le CPR propose un projet de loi assimilable à celles de Ben Ali. Pire, l'article 121 du troisième brouillon de la constitution prévoit la création de ce qu'on appelle « instance générale pour la presse » dont les membres seront désignés par le groupe le plus représentatif au sein de l'ANC qui constituera le gouvernement, ce qui veut dire qu'on va nous faire revenir par la fenêtre le ministère de l'information qu'on a fait sortir par la porte. Donc, la liberté de la presse, qui est le seul acquis après la Révolution et le seul titre dans ce contexte exceptionnel que connaît la Tunisie, est menacée très sérieusement. Les Tunisiens doivent comprendre que cette liberté n'est pas un luxe, mais un élément vital exactement comme l'air qu'on respire, on ne peut pas parler des droits et de la dignité du citoyen, ni lutter contre l'injustice et la corruption sans ces tribunes libres. On est réellement menacés de revenir à la case départ. -Comment vous interprétez la convocation à comparaître devant le juge d'instruction adressée à votre collègue, Zied El Héni, le jour de la commémoration de la journée mondiale de la liberté de la presse ? -Il s'agit là de l'autre menace, l'instrumentalisation de la justice pour faire peur aux journalistes et les faire revenir au carré de l'autocensure. Notre collègue est convoqué en tant qu'accusé rien que pour avoir fourni une information qui concerne la sûreté nationale, et on fait fi de cette dernière qu'il fallait prendre au sérieux, étant donné qu'elle se rapporte aux appareils parallèles au sein du ministère de l'intérieur. En il ne faut pas oublier, également, la campagne menée contre la blogueuse Olfa Riahi pour avoir évoqué des soupçons de malversation pesant sur Mr Rafik Bouchlaka. C'est pourquoi je réitère mon appel à l'adresse des citoyens pour qu'ils se mobilisent et défendent la liberté de la presse qui représente l'accès vers tous les droits et toutes les autres libertés, le pluralisme qui est la manifestation démocratique par excellence ne peut s'exercer que dans l'espace médiatique libre. -On remarque que certains médias dérapent et font un mauvais usage de cette liberté. -Je dis à mes collègues que la seule arme dont nous disposons c'est le professionnalisme et le respect de la déontologie du métier, sinon les ennemis de la presse exploiteraient les fautes commises pour assener des coups au secteur. Les professionnels sont appelés à observer, scrupuleusement, les paramètres fondamentaux tels que la fiabilité de l'information, les opinions opposées. Le journaliste doit préserver son indépendance vis-à-vis du gouvernement et de tous les pôles qu'ils soient politiques, financiers, religieux ou autres, et celui qui faille à ce devoir, signe son arrêt de mort. -Mais cette autorégulation est-elle possible en l'absence de l'activation du décret-loi 115 ? -Si l'audiovisuel a besoin de régulation qui sera assurée par la HAICA, puisque la télévision et la radio entrent chez nous sans frapper, la presse écrite et électronique, elle, nécessite une autorégulation, vu que c'est nous qui allons vers elle, qui la choisissons. Nous avons, en premier lieu, le conseil de journalisme qui contrôle le respect de la déontologie de la profession, mais la présence de cette instance prévue par le décret 115 n'est pas suffisante, les médias doivent avoir, de leur côté, des lignes éditoriales et des chartes rédactionnelles et déontologiques claires. Ces conditions ainsi que le financement transparent des médias sont de nature à renforcer leur immunité. -On voit que l'argent occulte qui circule librement dans ce secteur engendre de grands dégâts, puisque la diffamation et l'injure deviennent choses courantes dans certains médias et prennent de l'ampleur de jour en jour. En l'absence de l'activation du décret 115, votre syndicat compte-t-il lutter contre ces dépassements ? -La liberté de la presse est tributaire de la responsabilité du journaliste. C'est un médian qui présente un service à l'opinion publique conformément à un ensemble d'exigences principalement morales. En l'absence d'un conseil de journalisme, il revient au SNJT, mais aussi à la société civile de surveiller et de dénoncer toutes les pratiques qui enfreignent l'éthique et la déontologie de la profession. La diffamation, l'injure et les règlements de comptes constituent une vraie maladie qui ronge le métier, c'est pourquoi il est impératif qu'on y fasse face et le plus tôt sera le mieux. -Mais disposez-vous de moyens pratiques pour rappeler ces journalistes à l'ordre ? -Pour l'audiovisuel, le problème ne se pose pas, car la HAICA, qui est chargée de la supervision du rendement des médias, a les moyens d'intervenir chaque fois qu'elle constate une infraction à la loi. Le problème se pose, donc, comme je l'ai souligné plus haut, au niveau de la presse écrite et électronique. Là, il faut procéder par étape, on peut, dans un premier moment, adresser un blâme au média fautif. Puis, dans un deuxième moment, le syndicat et son observatoire en collaboration avec les associations de la société civile, qui ainsi coalisés constituent une force morale assez importante, peuvent rédiger des rapports périodiques relatant les dépassements et saisir le tribunal en vue de les priver de la publicité publique et même privée. -On dit que l'incrimination de plusieurs journalistes vise à faire taire tous ceux parmi eux qui s'aventureraient dans le domaine de l'investigation. Qu'en pensez-vous ? -Le journalisme d'investigation, qui est nouveau dans notre pays, ne peut s'épanouir que dans un climat de liberté de la presse et dans un environnement démocratique. Dans plusieurs pays, quand un journalistique publie des vérités autour d'un responsable politique, les autorités n'interviennent pas pour essayer de protéger ce dernier, mais elles laissent la justice faire son travail et assumer son rôle dans la poursuite de ce genre d'affaires. Chez nous, la justice est à l'image de la presse, elle n'a pas encore les mains libres, étant donné que le parquet dépend du pouvoir exécutif, c'es-à-dire du bon vouloir du ministre de la justice. Aujourd'hui, tous les procès d'opinion sont provoqués par le ministère public qui, parfois, convoque les inculpés pendant les jours fériés comme c'était le cas avec notre collègue, Zied El Héni, alors que les affaires qui sont à l'avantage des journalistes sont mises de côté. Effectivement, le parquet a montré une grande motivation dans les procès qu'on a faits à Olfa Riahi et à certains médias qui ont dévoilé des vérités compromettantes pour les autorités politiques et, en même temps, il ignore, complètement, les plaintes déposées par ces derniers contre leurs agresseurs. -Est-ce que vous entendez par là que le procès qu'on fait à Zied El Héni tend à étouffer l'affaire d'assassinat de Chokri Belaïd ? -Il est clair que la manière de traiter certains dossiers et de se comporter avec les médias de la part du gouvernement dénote de l'emportement et révèle des dépassements évidents. Il est prouvé de manière indubitable que les traditions démocratiques ainsi que la culture de la cohabitation avec une presse libre font défaut, le gouvernement refuse de concevoir celle-ci comme étant une autorité au même titre que les autorités législatif, exécutif et judiciaire. Il n'est pas convaincu du fait que cela procède du principe de la séparation entre les pouvoirs dont chacun joue son rôle, indépendamment, des autres, et que la fonction de la presse consiste à contrôler toutes les autres autorités en dénonçant tous les actes de corruption et de malversation, les atteintes à la sûreté nationale, etc. Et c'est justement ce qu'a fait le collègue Zied El Héni qui a révélé des éléments qui mettent en péril cette dernière, mais au lieu d'entendre son témoignage, on l'a incriminé. Ce scénario s'explique par le fait que c'est le mouvement Ennahdha qui est concerné directement par ce dossier, étant donné qu'elle est responsable de la constitution de milices et d'appareils sécuritaires parallèles au sein du ministère de l'intérieur, ce qui veut dire que c'est elle qui a exercé des pressions sur la justice pour la pousser à étouffer l'affaire en incriminant celui qui a donné l'information. -Ce volte-face de la part de Ennahdha, qui d'ardente défenderesse de la liberté de la presse passe à son ennemie jurée, se justifie par son accession au pouvoir, ou bien par des considérations d'ordre culturel ? -Les deux à la fois. Les opposants à Ben Ali, qui ont subi sa dictature, se disaient être démocratiques, seulement, ils n'ont pas eu l'opportunité d'exercer cette démocratie dont ils se réclamaient. Ils sont, comme dit Aristote, démocrates par la force des choses et non pas sur le plan des faits. Mais malheureusement, quand cette occasion s'est, enfin, présentée, ils se sont transformés en dictateurs à leur tour. D'autre part, il y a, principalement, chez le mouvement islamique d' Ennahdha et les quelques petits partis qui lui sont proches, une certaine mentalité et une tendance d'avorter cette expérience démocratique. A preuve, leurs tentatives de mettre la main sur les rouages de l'Etat, l'aile dure de ce courant essaye de finir au plus vite ces noces démocratiques et d'accaparer, définitivement, le pouvoir politique, ce qui passe, nécessairement, à travers la répression de l'information et des médias. -La Révolution vous-a-t-elle donné satisfaction et répondu à vos attentes au niveau médiatique après les années de braise et les sacrifices consentis? -Tout ce dont je rêvais, au temps de la dictature, c'était que je puisse exprimer mes opinions en toute liberté. Toutefois et aussi paradoxale que cela puisse paraître, avant, je ne craignais rien, car je militais à côté de militants de tous bords et on savait pertinemment bien ce qui nous attendait. Mais plus maintenant, et ce en dépit de cette liberté de la presse dont nous jouissons, il ne peut pas en être autrement lorsque le caractère civil de l'Etat et la coexistence pacifique sont menacés, quand les Tunisiens sont divisés, quand des milices et des terroristes les terrifient, quand un camp taxe l'autre d'impiété, quand tous les acquis et les belles choses réalisées dans ce pays sont systématiquement dénigrés et attaqués. Une telle hostilité ne peut qu'accentuer nos inquiétudes surtout pour nos enfants, les futures générations ont le droit de vivre dans un contexte de tolérance où chacun serait libre d'opter pour le style de vie qui lui sied et de penser comme il l'entend sans, bien sûr, empiéter sur les droits d'autrui, où l'alternance pacifique au pouvoir serait assurée et respectée par tout le monde. Nous les vétérans, nous sommes avantagés par rapport à nos enfants, car on est bien aguerris, on est à l'image du boxeur qui, lorsqu'il reprend de service après une période d'inactivité, il n'éprouve pas de difficulté à retrouver des réflexes en peu de temps. Personnellement, je n'ai pas d'ambitions administratives, ni politiques, d'ailleurs ; tout ce que je désire c'est de jouir de la liberté et de la dignité dans mon pays et d'entretenir de bons rapports avec toutes les parties. Cependant, malheureusement, rêve et réalité ne se croisent pas toujours ; les différents protagonistes politiques n'acceptent pas leur vérité quand vous la leur affichez devant eux toute nue. Malgré toutes ces contrariétés, je reste persuadé que la Tunisie ne pourrait être qu'un pays de démocratie et de libertés, le peuple tunisien qui a détrôné la dictature ne permettre jamais à cette dernière de revenir sous aucun prétexte et sous aucune appellation. -Pourquoi vous avez quitté le SNJT ? Et est-ce que vous allez vous présenter aux prochaines élections qui se tiendront au début de l'année prochaine ? -Au retour du bureau légitime à la tête du syndicat après le 14 Janvier, et au moment de la préparation de notre congrès, nous avons pris la décision de n'exclure aucune partie y compris ceux qui nous ont renversés. Cela devait servir de leçon au gouvernement, à tous les auteurs de l'exclusion. Nous avons déclaré, au sein du SNJT que la porte est ouverte à tout le monde bien qu'on ait été dans une position de force et qu'on ait bien pu les évincer sans que personne ne nous reproche quoi que ce soit. Je ne me suis pas présenté, car j'ai, toujours, lutté et rêvé d'être un journaliste libre, et le jour est venu pour que je mette en pratique ce rêve, d'exercer cette liberté de la presse tant attendue. J'ai, pleinement, confiance en mes jeunes collègues pour qu'ils mènent la barque. Aussi bien la classe politique que la société civile devaient comprendre que se désister en faveur des autres ne leur ôte rien, ni n'altère leur réputation, bien au contraire, cela est de nature à augmenter leur estime aux yeux des autres, et que la vie est ainsi faite. En effet, quelque soit l'importance du poste que vous occupez, il vous arrivera un jour où vous devez céder la place à votre successeur et observer à distance après avoir accompli votre devoir. Un comportement pareil ne pourrait que vous assurer le respect des autres et surtout et avant tout celui de vous-même. C'est de cette façon que s'apprend la démocratie.