Par Khaled Guezmir Les générations de la première République tunisienne croyaient dur comme fer que l'acquis d'un Etat au moins « civil » puisque pas encore démocratique et pluraliste était irréversible. Il faut dire que dans les faits et le droit, notre pays a acquis ce « statut » depuis « Ahd Al Amen » (le Pacte fondamental) couronné par le Constitution de 1861. le Bey de Tunis sous la pression constante d'élites remarquables à leur tête Kheïreddine Pacha Attounsi, a fini par accepter des « concessions » le mot ne date pas d'aujourd'hui et de régner désormais sur une monarchie constitutionnelle et non pas de droit divin. La Tunisie faisant son entrée majeure parmi les nations évoluées et acceptait que le droit positif soit l'ordonnateur de la légalité. Ceci ne condamnait en rien le recours aux sources du droit comme la « Chariaâ » mais adaptées à l'esprit du siècle et de l'époque. D'où cette affirmation magistrale du « Al Wazir al akbar » Kheireddine dans l'introduction de son maître ouvrage « Akwam al massalik fi maârifati ahwal al Mamalek » (les meilleures voies pour connaître l'état des nations ": " Nous devons prendre de l'Occident tout ce qui n'est pas nuisible à l'Islam". Or, comme l'Islam dans son essence est très libéral, protecteur de la vie et de la liberté ainsi que tous les droits sacrés prescrits par les valeurs universelles et ouvert à l'interprétation (Al Ijtihad) pour rendre la vie plus facile et plus aisée pour les musulmans (Inna Allah yourdou bikom al yousr), la Tunisie s'est retrouvée à l'avant-garde de l'ensemble du monde arabo-musulman avant même la Turquie qui, aujourd'hui, a pris une bonne longueur d'avance sur nous. Par conséquent, après un siècle de réformisme musulman et un autre siècle de construction de l'Etat monarchique moderne qui a commencé par rendre à César ce qui est à César, avec la dynastie husseinite et les Beys de Tunis depuis 1850 à peu près, auxquels il faut ajouter l'étape post-coloniale de l'Etat national moderne et républicain, dirigée par Bourguiba ses pairs, et l'ensemble des élites sadikiennes et zeitouniennes éclairées, on croyait tous qu'aucune idéologie ne pouvait remettre en question ces acquis majeurs et structurellement bétonnés. La seule chose qui manquait à l'édifice c'était la démocratisation du système dans son ensemble. Par ailleurs et malgré l'autoritarisme de Bourguiba et le despotisme de Ben Ali, les germes d'une évolution possible ne manquaient pas. Il y avait un Etat, quand même « administré » et souvent bien administré. Il y avait des Institutions bien que vivant une sorte de déficit fonctionnel par rapport à leurs vocations mais la sécurité était garantie et les frontières protégées et sous contrôle. L'économie évoluait vers une meilleure adaptation à la mondialisation et surtout une possible intégration dans l'environnement européen. Côté social, malgré un déséquilibre visible au niveau de la répartition des fruits de la croissance surtout au niveau des régions Ouest du Nord au Sud, la classe moyenne devenait majoritaire au niveau de la population active et il y avait quand même « quelque chose » à partager et comme le dit un sage chinois : « Il vaut mieux avoir à partager la richesse même inégalitairement, que de partager la pauvreté égalitairement. Malheureusement l'abus de pouvoir et surtout l'égoïsme pervers d'une certaine classe privilégiée gravitant à la périphérie du système politique du 7 novembre ont accéléré la dynamique de la contestation sociale et politique pour atteindre son paroxysme en décembre 2010, janvier 2011. Résultat la dictature tombe et avec elle un certain nombre de valeurs va subir le contrecoup de ce cataclysme majeur. Les élections du 23 octobre 2011, traduisent les fissures meurtrières subies par la modernisation en général, perçue à l'époque comme une réaction freudienne du « subconscient » opprimé par tant d'arrogance, d'égocentrisme et de corruption vécus lors des 23 dernières années. Les Tunisiennes et les Tunisiens ont voulu par ce vote « imprévisible » même pour les plus avertis du moins à ce niveau de majorité accordée au Parti islamiste, affirmer avec détermination leurs droits intangibles à la démocratie politique mais aussi économique et sociale. En sanctionnant les partis de la « modernité » même ceux qui ont combattu le plus farouchement Ben Ali et son système de gestion égoïste, les électeurs ont voulu dire à toute la classe politique actuelle et à venir : plus jamais ça ! Plus jamais l'appropriation de l'Etat et de l'économie par des personnes physiques ou morales, en exclusivité. Dans cette euphorie, ils croyaient, confirmer les thèmes d'Aristote et des philosophes des lumières : « L'Etat doit être la propriété des citoyens » et la démocratie c'est le pouvoir des gouvernés. Mais, au fil des jours, et au fil de cette transition finalement, « miraculeuse », parce que longue et parce qu'elle permet aux Tunisiens d'apprécier et d'évaluer l'action de l'ensemble des acteurs politiques, une bonne partie des électeurs ont vite déceler une sorte de translation des « valeurs » qui sous-tendent l'Etat lui-même. Ils se sont réveillés en tout cas, au vu des derniers sondages, sur une nouvelle orientation pour laquelle ils n'ont pas été consultés : L'identité même de l'Etat ! De civil autoritaire mais institutionnel, ancré dans la modernité de deux siècles et demi de réformisme et de construction juridique et constitutionnelle, le « nouvel Etat » post-révolutionaire, développe de plus en plus le sentiment que l'on veut quelque part démolir les acquis de la modernité et du réformisme islamique des 19ème et 20ème siècles, et aller vers un nouvel édifice : l'Etat islamique tout court ! D'où la résistance à cette translation des valeurs pour laquelle les Tunisiens demandent à être consultés et non pas mis devant le fait accompli. Un mot pour la fin : C'est l'acceptabilité des systèmes et l'adhésion volontaire des citoyens aux « valeurs » qui font la démocratie. Conduire les gens au «Paradis» (lequel… ?) contre leur gré et anti-démocratique mais encore mieux, interdit par l'Islam lui-même ! Alors un peu moins de zèle agressif serait le bienvenu « Wala Ikraha Fiddine » ! (A suivre)