Par Hamma HANACHI Démonstration. Veille de la célébration de la fête de la République, Korba, 18h30, journée écrasante de chaleur, immense plage quasi vide, mer de couleur bleue et de calme engageants. Soudain, des rumeurs, des échos jaillissent de derrière, voix de femmes criant et répétant Allahou Akbar, il n'y a de Dieu que Dieu. Bras en l'air, des jeunes filles, en file indienne, intégralement habillées de noir, le pas soutenu, avancent en direction de la mer, une femme mûre, la cinquantaine, donne des instructions. La faction compte une quarantaine de filles. Qui se mettent en rangs de quatre, exécutent des mouvements d'arts martiaux, on s'approche, pas de reliefs, pas de couleur de peau ni de cheveux, rien que des voix, métalliques, nivelées, sans timbre, corps informes, des ombres aux gestes précis, six membres portent le niqab, les autres sont en hijab. Le noir sur fond de soleil déclinant. Age moyen 16 ans, il s'en trouve même des adolescentes, 14 ans au jugé. Elles se placent en deux cercles, mouvements brutaux et concentration. Coup de sifflet, elles s'installent deux par deux, sortent des bâtons, un genou par terre, simulation d'attaques, mode de défense, luttes, culbutes, cris de guerre, technique de paralyser l'ennemi, respirations, arrêts. Malgré la chaleur, elles ne poseront pas un pied dans l'eau. Ninjas, parodie digne des nanars japonais? Ou les futures gardiennes pour assurer la paix civile? On hasarde une question, le regard fulminant de la marraine, instructrice nous décourage. On court chercher l'appareil photo, au retour, les apprentis guerrières ont disparu, comment, par où? On cherche en vain dans les rues désertes menant en ville. L'appel à la prière interrompt notre quête. Une apparition. Le lendemain, même endroit, même heure. On lézarde sur le sable, absence de vent et onde sans plis, l'humeur est sédentaire, vagabondage dans la lecture. On rembobine la chorégraphie guerrière vue hier et fixée dans la mémoire : l'emplacement de l'entraînement, la sûreté des mouvements, la discipline. Nous reviennent des images télévisées d'enfants embrigadés, bandeau au front et mitrailleuse en main, des scènes d'émeutes et d'insurrection remontent à la surface. Pourtant, on se trouve à Korba, une ville tranquille, sans vagues ni remous sociaux notables, propre, agréable à vivre, la population y est entreprenante et affable. Les jours suivants, on se met à guetter l'arrivée des étranges visiteuses, qui ne revinrent pas. Ni l'attente ni la curiosité ne seront assouvies. ••••• Dimanche 29 juillet. Des cris nous réveillent, somnolent, état vaporeux. Confusion entre veille et sommeil, il est quatre heures et demie du matin, on essaie de se rendormir, les clameurs reprennent, en plus fort, des hurlements de femmes, Allahou Akbar, l'avenir c'est nous, Vive Ennahda, Allahou Akbar, des voix d'hommes débitent des propos orduriers et autres crudités. Du balcon, on aperçoit des silhouettes sombres en direction de la mer, on court vers la plage, nos visiteuses en noir sont là, agitées, elles plongent dans l'eau et crient à tue-tête, invoquant Dieu, le prophète, récitent ensemble des versets du Coran, deux hommes en mer sur une petite embarcation les insultent, les traitant de tous les noms et d'un tissu innommable d'injures. Sourdes aux cris, la troupe vocifère en battant l'eau avec une apparente jubilation. Invocations mêlées aux blasphèmes, un mélange confus de voix, de mots jamais entendus, y manquaient les violons et un chef d'orchestre. Trois jeunes costauds en surveillance sur la plage, on risque une question à l'un d'entre eux : «Des scouts, une colonie de vacances?», il nous toise, la raideur de son visage, son mutisme n'incitent pas à continuer. Une demi-heure plus tard, coup de sifflet, la légion sort de l'eau, s'achemine en direction de la ville, dehors, une grosse automobile, cinq malabars dedans, des gros bras, la radio émet des sourates du Coran à décibels dérangeants, les combattantes de demain avancent d'un pas de procession, suivies à distance par la voiture. ••••• Sujet du jour. Le raid des visiteuses captive les discussions dans l'îlot bordant la plage. Des locataires voisins, vivant en Belgique, quittent leur maison avant terme, surpris, affolé par les takbirs et les vociférations, de peur, le mari s'est calfeutré dans sa chambre, pendant que sa femme apaisait les deux enfants. Ils ne reviendront plus à Korba. Un autre voisin, s'indigne à voix haute. Un couple grogne en évoquant le laxisme des autorités, deux femmes commèrent, des jeunes digressent sur le sens et le but de la démonstration, chuchotements, colère retenue, résignation, malaise, expressions de tristesse, des sentiments confus qui ne trouvent pas de réponse.