Etrange destin que celui de Nizam el-Alami, baptisé et circoncis à la fois. Sous la plume d'un des romanciers arabophones majeurs du Liban, ce nouveau roman sur le métissage, la guerre et l'impossible dépassement des « identités meurtrières », raconte sous la forme d'une parabole la tragédie d'un pays où le communautarisme a tué la douceur de vivre d'antan ! Jabbour Douaihy était l'un des grands oubliés des Belles Etrangères 2007. Organisée par le Centre national du livre en France, cette manifestation fait découvrir chaque année une littérature étrangère en accueillant sur le sol français, hommes et œuvres les plus représentatifs du pays sélectionné. Les organisateurs de l'édition 2007 consacrée au Liban avaient omis de faire venir l'auteur d'Equinoxe d'automne et de Rose Fountain Motel, considérés par la presse française comme des romans libanais les plus réussis de ces dernières années. Ni chrétien, ni musulman Auteur de quatre romans et professeur de littérature française à l'université de Tripoli, Douaihy est l'une des grandes figures des lettres libanaises contemporaines. Son regard singulier, sa sensibilité empreinte de poésie et d'ironie, donnent à voir à travers ses récits de guerre civile et de délabrement spirituel un Liban complexe, à la fois riche et malade de ses différences « irréconciliées » et peut-être même irréconciliables. Le nouveau livre de Douaihy, Saint Georges regardait ailleurs, son cinquième opus qui vient de paraître en français, ne déroge guère à la règle. Au cœur de ce très beau roman (malgré quelques longueurs), l'écrivain a campé un héros lumineux dont l'errance identitaire se lit comme la métaphore du pays des Cèdres disloqué par la guerre, déchiré entre ses « identités meurtrières ». Ni chrétien, ni musulman, ou peut-être les deux à la fois, le protagoniste Nizam incarne un monde idéal, une utopie où règneraient en maître la liberté, l'amour et le bonheur. Cette quête définit le héros de Douaihy, faisant de lui l'héritier du protagoniste mystique du Prophète, de Khalil Gibran, le poète qui plaça le Liban sur la carte des littératures du monde. Dualité Nizam naît dans une famille musulmane de Tripoli, mais ses parents qui ont trois autres enfants et des problèmes pécuniaires graves, le confient à un riche couple chrétien qui s'est pris de tendresse pour ce beau garçon blond, pas comme les autres. « Quand ils le trouvaient dans la rue ou dans l'épicerie du quartier, les voisins le dévisageaient sans la moindre pudeur. Certaines femmes allaient même jusqu'à le rattraper par le menton pour rapprocher sa frimousse et se pâmer devant ses jolis traits et ses yeux bleus. Quant à celles qui étaient enceintes, elles priaient le ciel de leur donner un enfant à son image. » Comment un musulman, peut-il être aussi blond, se demandent certains. D'autres croient qu'il est d'origine kurde. Toujours est-il que dans la vaste maison des Bou-Chahine, à l'abri des montagnes du nord Liban, le garçonnet grandit sans s'enfermer dans une identité singulière et limitée. Baptisé par ses parents adoptifs, il fréquente l'école chrétienne, tout en restant proche de sa famille biologique. Généreux, spontané, il erre au gré des circonstances et de ses désirs entre ses deux mères, ses deux familles, ses deux cultures. Dans Beyrouth où il débarque plus tard, à la veille de la guerre civile libanaise, sa dualité déterminera jusqu'à ses amours qui le conduiront des bras d'une militante musulmane à celle de la superbe Janane Salem, chrétienne et peintre aux yeux « chacun d'une couleur différente, un bleu et un noisette ». Saint Georges, le saint tutélaire Arrivent les années soixante-dix. Pris au piège par la guerre civile, Nizam assiste impuissant à la dérive de son univers. Sous l'impact du conflit, sa double appartenance devient un handicap, une menace. Une menace pour lui-même, mais aussi pour les autres obsédés par la question identitaire. Pour ces puristes, on est musulman ou chrétien, druze ou juif, chiite ou sunnite. Les Nizam qui puisent leur singularité au carrefour de nombreuses identités, n'ont plus leur place dans ce nouveau Liban, devenu terre de confrontations et de violences. « La guerre civile a duré quinze ans. Elle a fait 150 000 morts, 300 000 blessés et 17 000 disparus. Elle a brisé l'économie, poussé vers l'exil un million de personnes, et, loin de mettre à bas le système confessionnel, elle l'a renforcé », écrit Mohammed Kacimi, dans sa préface de l'anthologie publiée à l'occasion des Belles Etrangères 2007. Jabbour Douaihy ne faisait pas partie des auteurs inclus dans ce volume mais ses romans, comme toute la littérature moderne libanaise, sont nés de la catastrophe de la guerre civile. Elle se nourrit de la nostalgie inguérissable de l'époque précédant la guerre lorsque Saint-Georges, le saint tutélaire de Beyrouth, avait les yeux rivés sur sa ville « de miel et de lait » où les différentes communautés vivaient en harmonie et bonne entente. L'icône de Saint-Georges qui trônait sur le mur du bel appartement de Nizam à Beyrouth, avait les yeux tournés vers le monstre depuis qu'une balle est venue se loger dans l'oreille du saint. Ce fut un tournant dans la vie du personnage, comme dans celle de son pays ! (MFI)
Saint George regardait ailleurs, par Jabbour Douaihy. Roman traduit de l'arabe par Stéphanie Dujols. Actes Sud, 2013, 352 pages .