«Durant la première période de notre vie à Zahraniya, je la comparais aux stations essence qu'on voit dans les films sur l'Amérique, construites au milieu du chemin entre deux bourgades éloignées l'une de l'autre de cent ou deux cents kilomètres.» (p.17) Voilà le décor de Zahraniya où le Libanais Hassan Daoud a ancré son roman Cent quatre-vingts crépuscules qui vient de paraître en France : une toute petite ville nouvelle en bordure de mer, avec, de part et d'autre de la grande route qui la traverse, deux ou trois boutiques et quelques maisons. Hassan Daoud, né à Beyrouth en 1950, est l'un des romanciers les plus en vue du monde arabe. Aujourd'hui, responsable de la page culturelle du quotidien libanais Al-Mustaqbal, il est l'auteur de plusieurs romans dont L'immeuble de Mathilde (1998), Des jours en trop (2001) et Le Chant du pingouin (2007), publiés par Sindbad/Actes Sud. Cent quatre-vingts crépuscules parut à Beyrouth l'an dernier sous le titre Mi'a wa thamânûna ghurûban. Au départ, les quelques familles musulmanes et chrétiennes, qui se sont installées à Zahraniya, vivaient en toute quiétude et en parfaite harmonie. Leur relation nous est racontée par quatre personnages, à la fois narrateurs et acteurs : Walid, son frère, Selma et Teyssir. Leurs regards supposés omniscients permettent à l'auteur de recourir à l'ambiguïté et au non-dit pour sauter les barrières et accéder à une certaine liberté d'expression. En effet, il est évident que le désir de plus en plus effréné pour le réel que l'on peut constater, aujourd'hui, dans la littérature contemporaine, et ses conséquences, notamment l'excès d'esthétisation et l'hyperréalisme, ou encore la métafiction, ne permettent guère la technique du dédoublement, par personnages interposés, qui seule peut offrir la possibilité de prendre parti dans diverses considérations, qu'elles soient philosophiques, politiques, morales ou même religieuses. Telle qu'elle est perçue par les quatre narrateurs, la petite localité de Zahraniya apparaît comme un microcosme révélateur de l'oppressante atmosphère qui règne au Liban à la veille de la guerre civile. Avec le recul, en pensant à son enfance malheureuse entre une marâtre délaissée par son mari et une belle-sœur perverse, Selma ne regrette pas d'avoir quitté Zahraniya pour le Danemark. Seuls ses frères et sœurs lui manquent. Pourtant, c'était là, à Zahraniya, où, adolescente, elle connut le réveil du printemps et ses premiers émois : «Zahraniya ne me manque pas, car en y pensant maintenant, l'envie me prend d'agiter les mains comme pour refuser ou repousser quelque chose.» p.115 Par contre, un autre narrateur, Walid, pense le contraire : «Depuis le moment où nous sommes arrivés, Zahraniya m'a semblé être un lieu pour passer les vacances plus qu'un lieu de travail.» p.62 Précisons que Walid est le voisin de palier et le grand amour de Selma et avant que la guerre civile n'éclate, l'un des amis les plus proches de la communauté chrétienne de Zahraniya. En recourant donc à ce procédé, par recoupement, en s'appuyant sur la technique du flash-back, des brèches de la mémoire qui affluent, Hassan Daoud parvient à concilier ainsi avec bonheur peinture du milieu et trame narrative. A la fois narrateurs et acteurs, ses quatre personnages relatent et commentent les mêmes faits, chacun selon son point de vue, éclairant ainsi le lecteur sur leurs motivations, leurs envies et surtout leurs fantasmes les plus extravagants. Grâce à leurs aventures parallèles ou croisées, grâce à leurs multiples observations et jugements, l'auteur, Hassan Daoud, prouve qu'il n'est pas astreint à se montrer conformiste sur des problèmes comme la guerre civile, la condition féminine ou encore la sexualité dans son pays. A Zahraniya, encore peu touchée par les premiers signes de la guerre civile, tout n'est pas prétexte à querelle, et le caractère frondeur de Mikha ne justifie nullement le geste criminel de Teyssir, même si ce dernier est un handicapé mental. Mais, tout comme la symbolique liée à cette bourgade, rongée par le béton et le sel de la mer, ce geste est prémonitoire de l'orage qui gronde ; il incarne on ne peut mieux la violence aveugle qui s'apprête à déferler sur le pays. Déjà mis hors de lui par les remarques insolentes de Mikha et de ses amis, et aussi par les humiliations répétées que lui inflige son propre père, la futilité du mobile qui a poussé Teyssir à commettre l'irréparable, renforce l'inéluctabilité du conflit. Néanmoins, les signes de la guerre civile sont habilement distillés, voire sciemment occultés. Il n'y a pas d'affrontements directs entre adversaires ; ce roman de Daoud ne ressemble guère aux œuvres inspirées par la guerre civile comme, par exemple, Hajar al-dahk de Houda Barakat (1990) ; il n'y a ni bombardements, ni embuscades, ni francs-tireurs munis de kalachnikovs et de M-16, sillonnant ostensiblement les rues ; seuls quelques coups de canon se font entendre au loin, suivis un peu plus tard par une explosion. La description reste incluse dans la trame narrative. Dans son ‘idéogramme' intitulé ‘L'art est-il soluble dans la souffrance ?' paru dans le supplément ‘Lettres & Pensée' de La Presse de Tunisie du 16 juin dernier, notre collègue et ami, Raouf Seddik, a évoqué le rapport susceptible d'exister entre l'expérience de l'art et la souffrance dans un pays comme le Liban, longtemps meurtri par la guerre. En s'arrachant à ce qui “l'empêche et l'entrave dans la nuit de la douleur“, écrit-il, l'expérience de l'art se construit et se concrétise. Ce beau roman à quatre voix de Hassan Daoud pourrait bien en être l'illustration. www.rafikdarragi.com —————————— Hassan Daoud, Cent quatre-vingts crépuscules, traduit de l'arabe (Liban) par Nathalie Bontemps,Sindbad/Actes sud, 240 pages.