Trois ans après leur précédente pièce, le couple Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi reviennent sur scène. L'une écrit et joue, l'autre met en scène. Le couple gagnant, maîtres incontestés du théâtre contemporain tunisien et arabe, ont la mission délicate de faire parler la nouvelle Tunisie. Les 23, 24 et 25 mai dernier, ils ont lancé ce « Tsunami » au Théâtre national de Chaillot, à Paris. Une aventure périlleuse pour nos artistes qui ont osé se mouiller. Quand la Tunisie connaît son revirement historique, Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar tournent encore avec leur spectacle « Amnesia ». Pris de court. Le peuple prend la parole, souverain de son opinion ou conditionné, à tort ou à travers. Les artistes, dépassés par les événements, ne trouvent plus de tribune légitime. Et puis que dire alors que tout semble se dire, alors que se démocratise la parole, qu'elle inonde, explose, ravage autant qu'elle tâtonne ? Les artistes prennent alors le temps de la création. Exercice difficile, risqué, incertain au fil des mois et des événements, d'un séisme à l'autre. Et puis il y a l'urgence, mais que faire dire au corps encore saignant du pays ? Plus de deux ans se sont écoulés, voilà nos artistes de retour sur les planches. Mais de l'autre côté de la Méditerranée, loin de ce laboratoire de l'Histoire qu'est la Tunisie, de l'immédiat et de l'émotion. L'intellectuel a besoin de recul et de distance, alors voici sa voix, sa vision des choses, son implication. Fadhel Jaïbi est invité en résidence internationale au Théâtre national de Chaillot, à Paris. Le ton est donné d'emblée, le dramaturge éprouve la nécessité d'un théâtre engagé : « Plus que jamais, l'art doit s'engager, alerter et résister. » (cf. « Fadhel Jaïbi : ‘‘Dans les mosquées tunisiennes, on cache les armes de l'oppression de demain'' par Frida Dahmani, « Jeune Afrique », mai 2013). L'art ne doit donc pas être un luxe, mais prendre la parole qui est la sienne, assumer sa mission. À travers cette nouvelle pièce, « Tsunami », se questionne donc l'engagement de l'artiste, son acte de citoyenneté, le rôle qu'il est supposé jouer. Aujourd'hui, à l'ère du numérique, de la mondialisation, de la guerre des images et des grandes théories du complot, le défi est complexe. Quelle place reste-t-il pour l'artiste qui se veut engagé ? et puis quel type d'engagement ? « J'ose espérer que ce spectacle fonctionnera comme un pavé dans la mare », confie Jaïbi à Marina Da Silva (cf. « L'Humanité » du 13 mai 2013). La création de « Tsunami » est portée par l'ambition — au-delà du simple retentissement, sacre de l'artiste et de son ego — de choquer, de secouer, de bouleverser et probablement de faire réagir. Et pour cause : « Tsunami » met en scène des personnages dans une Tunisie post-14-janvier, avec un aperçu de ce que cela pourrait devenir en 2015. Scénario catastrophe, l'ambiance se veut alarmante à dessein. Jaïbi et Baccar avaient été qualifiés de visionnaires suite à leur précédent spectacle. « Amnesia (Yahia Yaïch) » imaginait la chute d'un tyran et, au lendemain du 14 janvier 2011, le rapprochement a été fait avec l'actualité. Avec « Tsunami », il y a peut-être un peu de cette velléité, de se projeter dans l'avenir et au cœur du désastre annoncé, de « prévoi[r] le pire pour essayer de le conjurer » (cf. « L'Humanité », ibid.). En cela, le théâtre remplit sa fonction cathartique par essence. Mais comment donc « conjurer », éviter ce cauchemar mis en scène ? Là, les artistes n'osent pas s'aventurer. Ce n'est pas à eux de nous le dire. Alors soit. Le réel, au risque de la fiction Les germes de ce cauchemar — que d'aucuns se croient d'ores et déjà en train de vivre — sont à puiser dans le présent. Isolé du passé, c'est un instantané de la réalité actuelle du pays dont le spectacle se fait le cadre. À prendre tel quel, sans rappel des origines. C'est ainsi, donc, qu'il faudra pallier les conséquences (désastreuses) annoncées. Qu'il suffise de dire qu'une « révolution » a eu lieu, que le peuple a été emporté par la liesse, l'amour, le rêve, l'entraide. Ensuite, tout le contraire. Sécession, c'est une guerre civile qui se fait passivement. Des ombres sont apparues. Les mâles sont barbus, en costume afghan et baskets. Les femelles sont de larges spectres de tissu noir. Ils sont là et c'est tout, apparus d'un coup comme s'ils n'avaient jamais été là. Pourtant, Baccar et Jaïbi n'avaient-ils pas alerté du danger islamiste — globalement ressenti, déjà — avec « Khamsoun (Corps Otages) » dès 2007 ? Dans « Tsunami », il faudra se contenter de leur apparition, rapidement expliquée par les années de prison, de torture et d'exil. Un tel état des lieux, détaché de la complexité du passé, conduit nécessairement à la caricature. Inutile d'explorer les raisons ayant voué la Tunisie à un tel clivage (amorcé depuis des décennies), islamistes vs modernistes, alors que la bipolarisation est loin d'être aussi évidente. Cependant que Jaïbi prétend « creuser depuis très longtemps un théâtre plus anthropologique que politique » (cf. « L'Humanité », ibid.). Alors soit. Soient deux personnages féminins. Amina (Jalila Baccar), la soixantaine, est ancienne militante des droits de l'homme, revenue de tout (dégoûtée de s'être vu confisquer sa révolution), elle vit recluse chez elle. Hayet, la vingtaine, est voilée et elle se cache chez Amina, à l'insu de cette dernière — motif : elle voudrait solliciter son aide car, fille d'un politique islamiste, elle est forcée de se marier. Hayet, dont le frère djihadiste a été tué en Syrie, réclame justice à cor et à cri. Des informations de secret défense doivent être divulguées, et voilà qu'un groupe de modernistes se réunit autour de Hayet, dont notamment un avocat. Double évident de feu Chokri Belaïd. « Tsunami » est conçu comme une succession de flashs, à l'image du quotidien de la Tunisie, d'un ballottement à un autre. Au fil des scènes, s'élabore l'histoire, évolue l'intrigue vers une fin redoutée. Des intermèdes lyriques, assurés par la voix-over de la narratrice (Jalila Baccar), déstructurent le drame. La mise en scène, par la vocation essentiellement mimétique du théâtre, s'efforce de transposer le réel, et celui de ce « Printemps arabe » est bien évidemment inédit. Facebook, manifestations, débats télévisés. Pancartes sans slogans et manifestants à l'œil crevé (référence aux victimes de la chevrotine de Siliana, même si ceux-là manifestaient sans d'autres convictions que la colère et la faim). Fatma Ben Saïdane assure d'ailleurs l'une des scènes les plus désopilantes de la pièce, dans son rôle d'animatrice de télévision, post-14-janvier, mielleuse et sensationnelle à souhait. Grand moment de fraîcheur avant la déflagration inévitable, un assassinat politique. Impression de déjà-vu. Chokri Belaïd est une de ces grosses ficelles dont Baccar et Jaïbi n'hésitent pas à se servir. L'actualité est bien trop prenante, débordante, envahissante pour pouvoir la dépasser, la transcender, la sublimer. Nos artistes se contentent alors de la transposer sur scène, aussi espèrent-ils dénoncer un acte meurtrier qui est encore, et sans cesse, relayé et commenté et rappelé par les médias, surtout sociaux. L'internet, cette nouvelle scène qui pousse au questionnement les autres espaces d'expression, y compris la scène de théâtre. Le théâtre se devait de récupérer le meurtre de l'avocat, de le ramener à son propre périmètre, de se l'approprier. La fiction est contrainte de tourner en rond, dans les limites du réel. Impérieuse que cette actualité, indocile. Et les artistes impuissants. Alors ils continuent d'y puiser leurs grosses ficelles : la voix de cet homme qui, seul sur l'avenue Bourguiba, le soir du 14 janvier 2011, crie sa joie : « Ben Ali h'rab ! Echa'ab ettounsi horr ! » (« Ben Ali s'est enfui ! Le peuple tunisien est libre ! ») L'effet, tire-larmes, est immédiat. Et puis il y a cette image projetée derrière la scène : une flaque d'eau qui, progressivement, devient rouge. Et pas qu'une fois. Probablement la mare dont parlait Jaïbi. Plouf. Alors, cette vague ? Hormis ces imperfections visuelles, d'une subtilité relative, le pari esthétique de Fadhel Jaïbi n'est pas sans effet. La catharsis, par instants, est là — notamment lors de la scène du lancer de chaussures, interpellant les yeux et les oreilles, les retenant, implacable bombardement. « L'art, c'est la forme », rappelle notre homme de théâtre, et d'ajouter : « Sans beauté, sans rythme et sans émotion, les meilleures idées prennent l'eau. » (cf. « Jeune Afrique », op. cit.). En parlant d'eau, le tsunami tant attendu ressemble bien à une mare où se diluent les brillantes idées de Baccar et Jaïbi. Pour peu qu'il y en ait eu, le propos étant simpliste jusqu'à l'indécence. L'intrigue, bancale, se justifie-t-elle par le fait que notre couple d'auteurs avaient « ce sentiment que la terre [était] en train de trembler » sous leurs pieds durant la rédaction du texte (cf. « L'Humanité », op. cit.) ? Ici et là, des allusions à l'oppression des artistes (une bombe dans le Théâtre municipal, etc.) nous fixe au nombril de nos artistes. L'histoire, prisonnière de son ambition, du cauchemar qu'elle veut raconter et prévoir, finit par succomber, inaboutie, dérisoire, ridicule, à cette vague d'anticipation retenue dès le début telle une bête sauvage et déchaînée au bout de sa laisse. 2015, c'est pour bientôt, et la catastrophe, probable, est si peu crédible sur scène. Surtout s'il y a une morale à la fin. Merci, grand-mère. L'esthétisme, si cher à Fahdel Jaïbi, n'y peut plus rien. « Khamsoun » et « Amnesia » en offraient le meilleur dont il semblait capable, ne laissant à « Tsunami » qu'un réchauffé d'originalité. C'était le premier spectacle post-Ben-Ali de notre dramaturge et la reconfiguration de l'Histoire tunisienne ne lui réussit pas trop pour l'instant. Rendez-vous en 2015 ?