Des voitures de louage algériennes sont sagement alignées à l'angle de la rue Al Djazira. Autour de la Place de la Victoire, des badauds assis sur les bornes en béton, sensés empêcher les stationnements abusifs, semblent attendre un évènement qui n'arrive pas. De véritables modèles faisant la pause, Rodin y trouverait du grain à moudre. Autour du jet d'eau central, des gamins font des numéros d'équilibristes avec leurs vélos. Dans un coin, l'homme manchot au bleu chinois est toujours là, à la même place.
Rue Jamâa Ezzitouna, montée imperceptible vers la mosquée. Devant les rideaux tirés des boutiques, tôt fermées, des amoncellements de cartons vides, écrasés, des sachets de plastique en lambeaux, des papiers d'emballages mouillés par la rigole d'eau. Inimaginable ici, un tel incivisme, en cette période !! Des gens pressés, de petits achats de dernière minute en main, dévalent la rue, pour rattraper le bus. Les plus agiles font de véritables slaloms. Je suis pratiquement le seul à faire le chemin en sens inverse. Juste avant d'arriver à la grande voûte qui débouche sur la place de la mosquée, une rue à gauche, celle qui mène à Souk El Blat. A l'angle, trois ou quatre boutiques, déjà fortement éclairées par des guirlandes d'ampoules. Des hommes de blanc vêtus, mettent de l'ordre dans des entassements de confiseries : makroudhs de toutes sortes, fourrés à la halwa chamia même,saupoudrés de sésame, et, nouvelle mode, de coco râpé, des baklawas, des ktaïefs, des samsas de différentes formes géométriques. A cinquante mètre de là, sur la droite, un minuscule petit restaurant. Il est 18 h 35. Il est déjà pratiquement plein, une bonne demi- heure avant la rupture du jeûne !!!! Bizarre. Et tous ces clients peu ordinaires, des quinquagénaires pour la plupart : quelques femmes seules, pas de couples, pas de groupes d'amis. La solitude de chacun se voit. Suprême intrigue, le bol de soupe est prêt, sur la table !!! En fait, des gens qui habitent loin, qui vivent seuls, qui travaillent jusqu'à très tard dans la journée, ou qui commencent juste après la rupture du jeûne !!! Un rapide calcul à faire : on préfère manger ici que de faire les courses, faire la cuisine, pour se retrouver quand même seul..... Alors autant manger pour moins cher et croire qu'on est avec les autres. Plus loin, deux crémiers se font face : amoncellement de laitages, de beurre salé, l'autre dit « arabe », du fromage blanc, de la ricotte, du petit lait, du lait caillé, du yaourt maison proposé dans des bouteilles, et on vous sert votre ration de « lben » dans un sac en plastique si vous n'avez pas prévu de récipient. Vu la hâte à être servi, on a l'impression que le tunisien ne consomme des produits laitiers, et les briks, que pendant le Ramadan. A quelques pas sur la gauche une ruelle, précédée d'une minuscule arcade, qui mène à la Place Mdag El Halfa. Là aussi, un deuxième petit resto, mais une clientèle toute différente, nettement moins âgée, de 25 à 30 ans, nettement plus bruyante, assis en groupes, se hélant, s'appelant. L'endroit est plein comme un œuf, toutes les tables sont garnies de plats fumants. Tous attendent ainsi devant le repas posé. Tous ces jeunes sont employés dans le coin : garçons de café, préposés à la chicha et au fameux « walâa ya asfour !! », vendeurs, ouvriers dans les usines à sucreries enfouies au fond des ruelles d'ici, et qui fonctionnent de nuit en cette saison propice à la vente massive de pâtisseries. J'avance de quelques mètres et je me retrouve place Mdag El Halfa. Et là un autre spectacle : j'ai pensé d'abord à une soupe populaire qu'on sert aux indigents. Eh bien non !! Ici, une dame, bien âgée vend uniquement des bols de soupe, quelques clients font la queue. A côté, un autre propose juste une soupe et une brik. Plus loin, un menu plus consistant : soupe , brik et ragoût d'ailes de poulet. Des prix dits « populaires ». Nulle part une table, une chaise. Chacun prend sa pitance et va s'asseoir plus loin à même le sol, ou en étalant un carton. Je retourne manger au deuxième restaurant, celui des jeunes, au moment de l'appel libérateur. Et là je comprends pourquoi les plats étaient déjà sur les tables : le patron, confus, me dit qu'il reste à peine un bol de soupe et un peu de riz. Sans viande. Il m'offre quelques dattes. Retour à la lumière et au café de la voûte, rue de la mosquée. Déjà deux clients sont là, tuyau fumant en bouche. Dans le recoin d'une porte cochère, une table basse, l'un des patrons confiseur prend maintenant son repas, son employé est de retour. La rue s'anime, les tablées se forment, la télé est à fond. Les « saha chribtek »fusent.