Huit artistes ont réuni leurs œuvres à l'occasion de la désormais traditionnelle exposition « Mille Feuilles en hiver » organisée chaque fin d'année par Lotfi El Haffi et Amina Hamrouni du côté de la galerie marsoise qu'ils animent. Avec cette exposition, la galerie Mille Feuilles nous donne à découvrir plusieurs univers parfois contradictoires mais dont les différentes œuvres sont pleinement maitrisées. UNE AUTHENTIQUE REVELATION A cheval sur deux années, il fallait une révélation ! Ce sera Anna Latreille-Ladoux qui participe à cette exposition avec un triptyque virtuel intitulé « Before » et décliné en trois réminiscences. Procédant par de grandes surfaces irriguées par la couleur bleue, l'artiste utilise une technique à mi-chemin des hyperréalistes et des dadaïstes. Dans ces œuvres, les plans géométriques sont subvertis par des personnages surgis de nulle part qui créent sur la toile le nécessaire déséquilibre. Ainsi, un étrange marchand de glaces semble chevaucher deux mers d'un bleu à la fois profond et limpide. La technique d'Anna Latreille-Ladoux, dont les origines sont polonaises, devrait lui assurer une présence plus forte sur la scène picturale tunisienne. Ce qui est certain, c'est que son talent et sa vision artistique sont indiscutables. DEUX VETERANS A l'ombre d'une révélation, il y a toujours un vétéran ou deux. Et ce sont l'immense Gouider Triki et ses mondes fabuleux ainsi que l'aérien Ahmed Hajeri qui jouent ce rôle dans cette exposition de groupe. Retiré à la campagne, Triki cultive son art et les sillons de la terre. Ses œuvres continuent à osciller entre onirisme et fantasmagorie. Il suffit de plonger dans son univers pour mesurer l'étendue de son talent et les nombreuses correspondances qu'il institue avec l'imaginaire des surréalistes dont il est incontestablement un défricheur. Car Triki figure parmi les plus grands sur la scène internationale. A l'instar d'un Picasso ou d'un Gris, il s'inscrit dans une lignée qui a produit les œuvres les plus marquantes du vingtième siècle. Dommage, rares sont les travaux critiques qui abolissent la notion de périphérie dans l'histoire de l'art. Sinon, des artistes comme Gouider, Hajeri ou Gorgi figureraient sans doute dans les plus représentatives des anthologies du surréalisme dans l'art. Pour sa part, Ahmed Hajeri demeure l'autodidacte le plus surprenant dans l'histoire de l'art moderne de Tunisie. Depuis trois décennies, il s'est affirmé en France grâce à Roland Morand qui l'a aidé à discipliner son talent. Son monde exubérant que ne renierait pas Chagall est fait d'êtres évanescents qui semblent voler dans un espace enfantin où sont abolies les lois de la pesanteur. Paradoxalement, l'art brut de Hajeri n'a été découvert par les Tunisiens qu'à la fin des années 80. Depuis, cet artiste poursuit sa quête plastique entre les deux rives en créant formes vaporeuses, vertige métaphysique et corps sublimés. Hajeri participe à cette exposition d'hiver avec une seule œuvre qui en dit long sur le talent de cet artiste dans la plénitude. QUATRE CONFIRMATIONS Quatre artistes confirment avec cette exposition aussi bien leur fidélité à la galerie Mille Feuilles que la puissance et l'originalité qui émanent de leur œuvre. Mohamed Ali Belkadhi est présent avec un triptyque intitulé « Le rouge et le noir » ainsi que deux compositions dont l'une, « Anonymes » est la pépite de cette exposition. Evoluant sur plusieurs registres, Belkadhi procède par une technique incantatoire née de la fusion de l'imagination et de la mémoire. Entre rêve et exil, ses œuvres se nourrissent de récits fabuleux, de modernité picturale et d'engagement militant. A la manière du pop art, il transcende l'actualité par l'ironie, le décalage et un art proche de celui des créateurs d'affiches et autres graveurs polonais ou tchèques. Allant sûrement vers sa maturité, Mohamed Ali Belkadhi est assurément le meilleur artiste tunisien dans son registre propre. Ne se mettant pas en scène, plutôt replié, toujours novateur, il demeure relativement peu connu et la force qui sous-tend son œuvre interpelle une critique universitaire absente, aphone et totalement égarée dans les renvois d'ascenseur entre collègues qui cumulent enseignement et carrière artistique, au risque d'en devenir les apparatchiks d'une nomenklatura qui ne dit pas son nom. Sinon, comment expliquer que les artistes les plus intransigeants, les œuvres les plus fécondes soient ignorés, snobés voire occultés ? Un Belkadhi fait partie de ces artistes véritables qui sont légion mais sont malheureusement écrasés par les connivences et les apprentis sorciers d'un marché de l'art dont l'âme ne reconnait que le pouvoir de l'argent. Aux côtés de Belkadhi, Dominique Médard, Othmane Taleb et Leïla Shili confirment aussi tout le bien qu'on dit de leurs œuvres respectives. Avec huit œuvres exposées, Médard se taille la part du lion et, ayant frayé son chemin propre, décline des travaux qui instaurent des constructions poétiques, un intemporel posé en regard de la nature et de l'humanité. UNE EXCEPTION INSPIREE Il fallait une exception pour que cette exposition, qui conjugue découverte, hommages et confirmations élargisse davantage encore les horizons. Cette exception a pour nom Henri Ducoli, un artiste tunisien d'origine italo-française qui compte parmi les habitués de la galerie Mille Feuilles. Avec deux œuvres intitulées « Apsû » et « Tiamat », Ducoli démontre qu'il possède un chiffre particulier, au sens ésotérique du terme. Fuyant la standardisation et les mimétismes réducteurs, Ducoli tourne le dos aux tendances dominantes en cultivant une démarche pénétrante, tourmentée, fuyante, virginale. Sa peinture est autant un voyage vers l'intérieur de soi qu'une quête des origines. Œuvre complexe que celle de Ducoli qui semble fixer dans ses tableaux les projections d'une rêverie faite de symboles, de cauchemars, de visions d'un monde à la fois archaïque et invisible. Un don inné et vivant qui justifie bien l'engouement des grands collectionneurs européens (mais pas encore tunisiens) pour l'œuvre d'Henri Ducoli, l'exception qui confirme la règle de l'excellence à laquelle s'astreignent Lotfi El Haffi et Amina Hamrouni dans le choix de leurs artistes. « Milles Feuilles en hiver » nous fait toucher du doigt le pouvoir de la vraie inspiration et retrouver, grâce à huit chemins différents, les voies complexes de la création.