L'arabe standard n'est pas pratiqué au quotidien dans tout le monde arabe. C'est l'arabe dialectal propre à chaque pays ou région, qui est plutôt d'usage. Si le dialectal est souvent proche de l'arabe, il n'en reste pas moins une langue indépendante, largement influencée dans son vocabulaire comme dans sa structure, par différents emprunts, comme notre arabe dialectal qui puise dans plusieurs langues : l'arabe, le français, le turc, l'espagnol, le maltais, l'italien... Ces influences régionales font que le dialecte d'un peuple peut être une langue à part entière, ayant ses propres règles et exceptions, qui peut passer pour une forme d'expression littéraire ou poétique : des milliers de poèmes populaires ont été soit écrits soit déclamés en dialectal tunisien. Le dialectal, langue de publication ? Publier en dialectal est un choix que peu d'écrivains ou éditeurs ont fait dans le Monde arabe, encore moins en Tunisie. Certes les publications en dialectal sont encore rares chez nous, peut-être à cause de notre regard dédaigneux à cette forme d'expression, qu'on considère comme une déformation de l'arabe standard, donc indigne de figurer dans des livres. Pourtant, on trouve des expériences dans ce genre de publication en dialecte tunisien, comme récemment le roman « Kalb Ben Kalb » de Taoufik Ben Brick, ou encore la version de la Constitution en dialecte tunisien qui a été réalisée par l'Association tunisienne de droit constitutionnel (ATDC), pour vulgariser les droits et devoirs des citoyens. Et pour revenir un peu en arrière, la presse publiée en dialectal à l'époque coloniale et la littérature écrite en « derija », étaient assez répandues, notamment les journaux satiriques (Jouha, El Sardouk...), mais abandonnées depuis l'indépendance du pays. C'est que cette forme d'expression pourrait avoir plus d'impact sur le lecteur, sachant que l'approche de la langue arabe classique requiert un certain niveau instructif, du fait de la difficulté et de la complexité de la langue arabe. Un nouveau-né en arabe dialectal Abdelhakim Zraïer est actuellement l'un des rares auteurs à écrire et publier des ouvrages en dialecte tunisien. Son récent livre « Maraya El Kalem » (Miroir de la parole), un recueil de poésie de 124 pages, est le troisième d'une trilogie dont il a déjà publié le premier tome « Ouyoun El Kalem » (Sources de la parole) en 2011et le deuxième « Rahik El Kalem » (Nectar de la parole) en 2012, les trois recueils étant tous rédigés dans l'arabe dialectal tunisien. A la question pourquoi il écrit dans cette langue, l'écrivain nous a répondu tout simplement : « parce que le dialecte, par rapport à la langue classique ou académique, est la forme la plus naturelle d'expression qui soit aisément accessible par le lecteur ou l'auditeur. Et puis, le dialecte fait mieux appel à l'imaginaire populaire et au vécu du peuple ! Enfin, c'est la langue maternelle ! » En effet, il paraît qu'écrire dans la langue que nous parlons est plus facile qu'écrire dans une langue que nous lisons et que nous devons apprendre à l'école. Pourtant, certains puristes de la langue arabe classique et académique prétendent que ce genre d'écrit est une atteinte à la langue-source. Qu'ils soient rassurés! Les livres écrits et publiés en dialectal ne sont pas d'un nombre assez important pour constituer un danger à la langue classique ! Dans ce nouvel ouvrage, on découvre les deux profils de l'auteur : le poète et le traducteur. En effet, la première partie comporte un bouquet de poèmes composés par A. Zraër ayant trait au vécu du Tunisien, à l'amour, à la patrie et à des questions d'actualités, où il a mis toute son âme et toute son inspiration poétique ; alors que la seconde regroupe des morceaux puisés dans la littérature arabe et universelle pour leurs valeurs humaines, que le poète avait traduits dans le dialectal, histoire de rapprocher ces vers du large public des lecteurs, étant considérés, à travers l'histoire, comme des proverbes ou des maximes de poètes ou d'écrivains célèbres. C'est ainsi qu'on peut lire dans la première partie des sujets sur l'amour de la femme favorite, comme dans le poème « Ana Cherik » (J'ai envie de toi), une déclaration d'amour enflammée envers l'être chéri. De même, un poème qui parle de face book, intitulé « Jeem » (J'aime) qui met en relief les rencontres virtuelles entre les jeunes et leurs conséquences néfastes. Un autre poème intitulé « Kisset Hob » (Histoire d'amour), où il est question de l'attachement affectif et immuable à sa ville Hammam-Lif. Encore un poème sur la mère-patrie qui porte le titre « Tounès » (Tunisie) : un appel pressant adressé à ses concitoyens pour aimer la Tunisie, la protéger et lui garantir un avenir meilleur. Les poèmes « Wadh'â M'âkker » (situation alarmante) et « Wfet Ellaâba » (Les jeux sont faits) traitent de la situation générale en Tunisie post-Révolution. La deuxième partie de cet album est consacrée aux poèmes traduits : il s'agit d'une transposition de la langue source (arabe littéraire classique) vers la langue cible (le dialecte tunisien), avec beaucoup de tact et de fidélité et dans un style simple et familier qui ne manque pas d'humour. A vrai dire, dans tous les morceaux traduits, on saisit surtout le message du texte. L'auteur a choisi quelques quatrains de l'illustre poète perse Omar Khayyam, traduits dans plusieurs langues dont l'arabe. Lus dans l'arabe dialectal, ces quatrains peuvent retenir l'intérêt des lecteurs peu initiés à l'arabe classique, de par leur contenu philosophique et métaphysique. D'autres morceaux poétiques en arabe littéraire, appartenant à Ali Ibn Abi Taleb, Hafedh Ibrahim, Abou Kacem Chebbi, Ahmed Chawki, Al Moutanabbi, Abou Nawass et à d'autres érudits arabes ont fait l'objet d'une traduction en langue populaire. Les poèmes, qu'ils soient composés ou traduits, regorgent de métaphores et d'images évocatrices, qui témoignent d'une bonne maîtrise de l'art poétique populaire, si bien que certains morceaux méritent d'être mis en musique. Cependant, en lisant les différents poèmes, on retombe sur des mots ou des expressions qui sont d'origine tunisoise, donc ne peuvent être compris que par des citadins, habitants du Grand Tunis. De même, il serait préférable que cette poésie en dialectal soit écoutée plutôt que lue, autrement dit déclamée par la voix vive de leur auteur, non seulement pour sa musicalité et son rythme, mais aussi pour éviter une mauvaise articulation des mots en arabe dialectal, car, parfois, la transcription phonétique de certains mots risque d'être altérée oralement.