Par Mahmoud Dhaouadi: Sociologue - Suite aux idées publiées récemment en français dans des journaux tunisiens sur l'arabisation de l'enseignement en Tunisie, j'aimerais faire ma contribution sur ce sujet en tant que sociologue ayant une méthodologie différente de celles des auteurs de ces idées et ayant aussi un nombre des nouveaux concepts que j'ai inventés et développés concernant la question linguistique et culturelle au Maghreb. Je m'en sers ici de deux seulement. Méthodologiquement, la discussion de l'arabisation de l'enseignement tunisien s'articule mieux si on la situe dans une vision plus large qui considère que l'arabisation fait partie du devoir du peuple tunisien d'avoir un lien normal avec sa langue nationale : l'arabe. Ce lien normal stipule que l'arabe soit la seule langue utilisée entre les Tunisiens et dans les institutions de leur société. C'est la pratique courante des pays développés comme le Japon et l'Allemagne. Vu ainsi, l'argument des opposants à l'arabisation deviendra affaibli parce en tant que citoyens tunisiens ils devraient bien accueillir l'idée et la mise en vigueur de la normalisation des relations avec la langue nationale. Ceci va agir ainsi en faveur d'une conscience plus affirmative envers la promotion de l'indépendance linguistico-culturelle du colonialisme français. Quant aux pro-arabisation, l'arabisation de l'enseignement est un acte fort légitime et authentique parce qu'il s'intègre fidèlement au principe d'une normalisation totale et intègre des liens avec la langue nationale : l'arabe. Pour ceux-ci, ce type de normalisation est un geste d'une volonté de libération du pire aspect du colonialisme. L'Autre sous-développement oublié Le regard sociologique permet de concevoir le manque ou l'absence de l'usage de l'arabe en tant que langue nationale dans l'enseignement ou ailleurs en Tunisie comme une action qui fait « sous-développer » cette langue ; étant donné que la langue est être vivant qui se développe ou se sous-développe en fonction du son plein ou faible usage. D'où vient l'invention de notre concept de L'Autre Sous-Développement/LASD.(1). Ceci décrit, d'une part, l'absence ou le manque de plein usage oral et écrit des langues nationales dans les pays en développement et, d'autre part, fait référence au complexe d'infériorité que manifestent les populations de ces pays sous-développés envers les Occidentaux. La société tunisienne en est un exemple. LASD est un aspect du sous-développement qui semble être presque complètement oublié par les sciences sociales. Cet état des choses soulève des questions légitimes quant à la crédibilité de ces sciences qui semblent ni voir ni observer l'évident/le manifeste dans les sociétés sous- développés. LASD est en pleine forme et de grande visibilité dans le reste des pays maghrébins. LASD est symptôme d'un rapport anormal qui prévaut entre les maghrébins et leur langue nationale. Mais la plupart parmi eux n'en sont même pas conscients. Il en va jusqu'au grand silence parmi la grande majorité des intellectuels maghrébins, avant et après l'indépendance, vis-à-vis de la présence continue de la colonisation linguistique et culturelle de leurs pays. Visiblement, ils considèrent l'Autre sous-développement, le franco-arabe et le bilinguisme comme signes de développement, de modernité et de progrès à l'occidental. En termes sociologiques, leur perception positive de ces symptômes coloniaux s'explique par leur acculturation en matière des symboles linguistiques et culturels du colonisateur français au détriment de leur propre langue et de leur culture. Il n'est pas très courant d'assister à ce corps de savants, d'intellectuels et d'hommes politiques protester contre le danger de leur dépendance linguistico-culturelle voire de leur dépendance académique. Les études de la présence continue de ces types de dépendances dans les sociétés tiers-mondistes prouvent que les chercheurs en sciences humaines et sociales souffrent d'un sérieux handicap, celui de parvenir rarement à inventer des concepts et théories nouveaux que sécrète la réalité historique, sociale et culturelle des pays en voie du développement(2). C'est là, probablement, l'une des causes à l'origine de la difficulté du Tiers-monde pour fonder des sciences humaines et sociales indigènes crédibles. Pourtant, ce défi mérite d'être levé ! Le concept de LASD accorde une forte légitimité à l'appel pour la libération linguistico-culturelle des pays du Sud. Car les langues et les cultures de ces pays sont les fondations angulaires des cultures de ces sociétés. La libération et l'indépendance linguistico-culturelles ne nous paraissent pas moins importantes, moins cruciales, que celles de l'économie ou de la politique, parce qu'elles touchent à ce qui est au plus profond de l'être. Sans leur libération, la formation et l'intégrité de l'esprit des communautés et des sociétés humaines persisteront diminuées. Le bilinguisme conspirateur Grosso modo, le concept du bilinguisme conspirateur/BC dérive du LASD. Pour mieux cerner la nature du BC, Il est pertinent de diviser le bilinguisme en deux formes : a- un bilinguisme où les bilingues s'attachent fermement à l'usage de leur propre langue nationale et b- un bilinguisme où les gens mélangent les deux langues dans leurs discours et leurs écrits et favorisent souvent l'usage de la langue coloniale ou étrangère. Il s'agit ici de ce que nous appelons ‘un bilinguisme conspirateur'/BC. Les termes‘ bilinguisme conspirateur' constituent un nouveau concept que j'ai inventé comme mon autre concept de LASD. J'utilise ici le concept ‘le bilinguisme tunisien conspirateur' pour signaler qu'un grand nombre des Tunisiens bilingues (arabe et français) favorisent souvent l'usage du français au lieu de l'arabe, leur langue nationale. Une majorité écrasante tunisienne écrit leurs chèques bancaires en français, les femmes utilisent le français pour parler des couleurs et les passagers du Métro à Tunis ne se donnent les numéros des chaînes de Métro qu'en français. Ce comportement linguistique a, certes, des origines coloniales. Puisque le BC (b) est associé à la colonisation comme les sociétés du Maghreb alors que le bilinguisme (a) se trouve dans des pays qui n'ont pas subi la colonisation classique tels que le Japon et l'Allemagne. En conclusion, la grande dépendance linguistique tunisienne de la France après plus qu'un demi- siècle d'indépendance est une illustration fort convaincante de la dépendance continue du colonisé. D'où la libération linguistico-culturelle est loin d'être gagnée par la majorité des Tunisiennes et des Tunisiens avant et après la révolution. Elle donne l'épreuve que l'espérance de vie de la colonisation linguistico-culturelle est beaucoup plus longue que celle de la colonisation militaire ou politique. Références : (1)Dhaouadi, Mahmoud : L'univers des symboles humains : L'Autre sous-développement au Maghreb et au Tiers-monde, Tunis, l'Or du Temps, 2010. (2) Alatas,Farid : Alternative Discourses in Asian Social Sciences : Responses to Eurocentrism, New Delhi, Sage, 2006.