La question de la vieillesse se pose de plus en plus avec acuité dans notre société. Avec un quotidien qui pèse davantage sur les individus qui trouvent des difficultés à concilier vie professionnelle exigeant disponibilité et dévouement et vie familiale rythmée par l'éducation des enfants, beaucoup abandonnent leurs parents. Sans faire de jugement moral sur cette douloureuse séparation, force est de constater que les transformations sociales en cours contraignent les individus à se centrer sur soi et sur son groupe familial réduit. En d'autres termes, à une cellule conjugale au cas où celle-ci se réalise. Ce retrait vers des cellules familiales nucléaires, marginalise par conséquent les vieilles personnes. Ces dernières sont livrées la plupart du temps à elles-mêmes. L'exclusion des vieux est un phénomène perceptible principalement chez les personnes âgées n'ayant pas une rémunération stable voire un pouvoir d'achat permettant de faire appel au soutien à domicile. Ce banissement des veilles personnes est le symptôme d'une société performative où l'handicap et la faiblesse n'ont plus de place. Les mœurs des gens ont changé de fond en comble Les jeunes adultes qui sont nés après les années 70 dans notre pays ne sont plus attachés fortement à leur famille comme ce fut le cas pour la génération précédente. C'est ce qui revient dans le témoignage qui suit: « je suis un ancien avocat à la retraite. J'ai 91 ans. Les mœurs ont changé de fond en comble. Les personnes âgées ne trouvent plus la chance qu'ils avaient dans le temps. Mes enfants s'en sortent très bien dans la vie et sont maintenant très connus. J'ai six garçons et une fille. La situation actuelle des personnes âgées est très précaire, très triste. À vrai dire, je dirais que la situation des séniors est peu enviable. Les personnes âgées avaient une certaine aura dans la société, elles étaient jadis sollicitées pour prendre leur avis, on leur demandait conseil dans certains domaines et affaires. Il y avait aussi du respect pour ces personnes âgées. Aujourd'hui, je ne comprends pas l'ingratitude de mes enfants, pourtant j'ai fait tout pour qu'ils réussissent ! ». En outre, dans l'imaginaire collectif des Tunisiens, la fille est plus proche de ses parents que le garçon mais selon notre enquête il n'y a rien de tel actuellement. « Il existe de plus en plus de délaissement de la part de la génération actuelle par rapport à leurs géniteurs. À ce niveau, il n'y a pas concrètement de différence entre fille et garçon », déclarait un de nos interlocuteurs de la ville de Testour. Aussi, des veilles personnes habitant la Manouba mettent l'accent sur le fait qu'avec la prolifération de l'opportunisme généralisé et avec le relâchement des liens familiaux, il est nécessaire que l'Etat intervienne et prenne ainsi en charge les personnes âgées en allant les chercher dans leur isolement. Pour l'instant, l'Etat compte tout juste sur le discours religieux pour sensibiliser les gens à la nécessité de garder leurs parents. Cela est de facto complètement défectueux. Les maisons de retraites meilleures que le foyer familial ? Certaines personnes souffrent tellement de l'isolement et de la solitude au sein du foyer familial, qu'elles préfèrent les maisons de retraite. « Pour moi les maisons de retraite sont meilleures que de rester chez moi. Car chez moi je me sens rejeté. Je suis abandonné par mes enfants. Ma belle-fille fait du chantage à mon fils : « ton père ne peut plus rester chez nous ». Elle lui pose des conditions. Elle lui a dit : « ou bien ton père ou bien c'est moi ! ». Ces propos me sont insupportables ! D'ailleurs, cette idée vient non seulement de ma belle-fille mais aussi de mon fils ». De ce témoignage, il est clair que la relation entre personnes âgées et leurs progénitures est sous tension. C'est une relation qui se dégrade à tel point que les membres d'une même famille ne veulent plus vivre ensemble sous le même toit. Dans ce cadre, comme les personnes âgées ne veulent pas être un «fardeau». Elles préfèrent donc quitter en douceur. Cette fierté fondée sur un coup de tête les amène parfois à être dans la rue. Des personnes âgées se retrouvant à la rue ! Les transformations sociales relatives au repli sur son domicile et sur son intimité font que parfois des personnes âgées se retrouvent dans la rue. L'anecdote infra relate certaines situations souvent ignorées. « J'ai trouvé une veille dame âgée de 80 ans ou plus dans la rue. Elle n'arrivait pas à parler tellement elle avait soif. Ensuite, j'ai appelé les agents du SAMU. J'ai cru qu'ils allaient la conduire vers un endroit réservé aux personnes âgées ; mais la honte ! Ils l'ont abandonnée une fois de plus dans la rue après lui avoir donné de quoi manger. Après, j'ai repris contact avec elle et je l'ai emmené dans une maison de retraite, personne n'a voulu l'accepter justifiant cela par le fait qu'il faut passer par un pouvoir de tutelle. Par la suite, je me suis rendu avec elle au poste de police, j'avais réellement envie que la personne trouve une issue. Au poste de police, les agents ont accepté de l'accueillir en me disant maintenant que je peux rentrer chez moi sans me soucier de sa situation. Etant assurée que la dame serait entre de bonnes mains, je suis rentrée chez moi ce jour là. Le lendemain j'apprends qu'au poste de police la dame est restée sur une chaise trois heures durant. Puis, les policiers l'ont conduit vers un hôtel de fortune de la capitale pour y passer la nuit. Le propriétaire finira par la jeter le lendemain. Maintenant, elle est de nouveau dans la rue ! ». De cette histoire, on peut comprendre qu'une frange de la population des vieux dans notre pays, une fois prenant des rides et perdant leurs forces motrices, entame un parcours kafkaïen. Autrement dit, elles sont confrontées à une réelle impasse et la plupart du temps à l'abandon. Une de nos interlocutrices, nous a expliqué que la société tunisienne a réellement changé dans la mesure où les « anciens » qui furent jadis le pilier voire la référence d'un groupe élargi à la maisonnée, avaient une place légitime et des pouvoirs autant économiques que moraux perdent fortement leur éclat. En ce sens, que les veilles personnes « régnaient » sur leur descendance jusqu'au terme de leur vie malgré les heurts et les grincements de dent de successeurs empressés, les enfants rejettent désormais l'autorité adulte. De ce fait, la révérence à l'égard des veilles personnes est de moins en moins acquise sous le prétexte de « vivre en liberté sans aucune contrainte ». Sous cet angle, les vieux sont de plus en plus traités comme « une charge en trop » dans une vie pleine de pénibilité et d'ambitions exagérées pour la jeune génération. Celle-ci a l'impression qu'elle vit moins bien que ses parents et veut quitter le pays pour d'autres cieux. La population âgée en augmentation Il n'y a pas pour l'instant une politique publique en matière de gestion de la vieillesse. En 2029 selon l'Institut national des statistiques (INS), 17% des Tunisiens auront plus de 60 ans. Si gouverner est l'art de gérer voire d'anticiper le futur et ses contingences, l'Etat pense-t-il à cette frange de la population ? En effet, théoriquement pour les personnes sans soutien familial, l'Etat encourage les familles d'accueil à prendre en charge les personnes âgées. À cet effet, une aide matérielle de 150 dinars par mois est accordée à la famille d'accueil. En outre, l'Etat dans une perspective d'insertion sociale des personnes âgées a mis en place 56 clubs de détente. Ces espaces sont mis à la disposition des personnes âgées en posture de vulnérabilité pour leur permettre une activité socioculturelle et leur faire éviter le repli sur soi. Aussi, au niveau de la prise en charge institutionnelle les maisons de retraite demeurent très insuffisantes. À l'échelle nationale, il y a, tout juste, onze centres d'accueil répartis dans les gouvernorats suivants: La Manouba, Grombalia, Béja, Gafsa, Jendouba, Le Kef, Kasserine, Kairouan, Sousse, Sfax, Menzel Bourguiba. Le problème c'est que même si une certaine intervention de l'Etat existe, la marginalisation des vieux est bel et bien un phénomène invisible et demeure très peu étudié. D'ailleurs, les veilles personnes en posture de vulnérabilité sont souvent recluses à leur domicile et ne peuvent se déplacer. Elles ont en effet peur du regard de l'autre et de son jugement. Aussi, la plupart des personnes âgées évitent de sortir de peur d'une société qu'elles considèrent violente et agressive par surcroit. Elles ont donc besoin d'accompagnement et de soutien. Deux éléments qui se perdent fortement dans les familles tunisiennes.