Né à Tunis, Abdelaziz Jemaiel (1895-1969) est un véritable météore dans l'histoire de nos arts. Luthier, musicien, animateur culturel, il était surnommé "sheikh al fananine" et rayonnait sur la culture de son époque à partir de son cercle de la rue Sidi Mfarrej dans la médina de Tunis, le bien nommé "al zaouia al fannia". Dans un livre attachant et richement illustré, Kalthoum Jemaiel va à la rencontre de son aïeul et restitue son lumineux parcours... Désormais, la biographie de Abdelaziz Jemaiel, écrite dans un style qui emprunte aussi bien au romanesque qu'au récit historique, est disponible dans les deux langues. Initialement paru en français, cet ouvrage vient d'être réédité en arabe dans une excellente traduction de Abdelhafidh Hergam. Les deux éditions sont parues dans les collections de la maison d'édition Universelle. Richement illustré, l'ouvrage de 212 pages est l'oeuvre de Kalthoum Jemaiel qui, dans ce livre, va à la recherche de son grand-père, "un homme libre, amoureux de malouf, de basharif et de mouwachahat". L'auteure est une artiste réputée. Peintre, elle a souvent exposé dans les meilleures galeries. Ecrivaine, elle a publié des oeuvres plurielles dont le champ, très vaste, va du livre pour enfants à un essai sur la Préhistoire. Il faut le souligner, ce livre sur Abdelaziz Jemaiel, édité en 2012 en français et fin 2015 en arabe, a obtenu le prix Zoubeida Bchir décerné par le Centre de recherches, d'études, de documentation et d'information sur la femme (CREDIF). L'incroyable phalanstère de la rue Sidi Mfarrej Le livre de Kalthoum Jemaiel répond à un triple propos. D'abord, il envisage de dresser un portrait d'un artiste tunisien du siècle dernier. Ensuite, il établit un état des lieux de la vie culturelle à cette époque. Enfin, il élargit le propos en racontant l'étoffe dont était faite cette époque, ses tensions, ses progrès, ses rêves et ses réalisations. L'ouvrage est organisé en une succession de chapitres brefs qui procèdent avec un grand souci de méthode. Rien n'est laissé au hasard et le lecteur découvre Jemaiel dans son milieu familial, couvé par une mère mélomane, tiraillé entre l'essor d'une modernité naissante et le respect de traditions caduques. La jeunesse de Abdelaziz Jemaiel l'a mené sur les chemins ardus de la musique. Car, si les muses pouvaient vous bercer, la société ne vous pardonnait pas de délaisser les canons rigides pour une vie d'artiste ou de bohême. Toutefois, le jeune homme fera son nid, deviendra luthier, taquinera les muses et confirmera sa vocation, en devenant enseignant et homme de radio. Au point de devenir le mentor de toute une génération qui comprendra les Ali Riahi, Ali Sriti et autres Ridha et Ahmed Kalai. Tous ces jeunes de l'époque et les moins jeunes aussi avaient pour repère un lieu cardinal, un espace culturel avant l'heure, une sorte de rêvoir qui était le pendant musical de l'Imprimerie arabe de Zinelabidine Snoussi à la rue voisine de Saida Ajoula ou du conservatoire théâtral de la rue Bouhachem qui se trouvait un peu plus loin. La racine invisible de la Rachidia, le chainon oublié avec Ahmed el Wafi C'est que Abdelaziz Jemaiel était un de ces pionniers qui, en catimini, fondaient une culture presque par effraction! Il faut dire que son école de musique, un conservatoire en bonne et due forme, il l'avait créé dix-huit ans avant la Rachidia. Nous sommes en effet en 1916 et le fameux baron Rodolphe d'Erlanger n'avait pas encore entamé ses recherches sur le malouf qui, ensuite, ouvriront la voie au premier institut de musique tunisienne. Cela fait de Abdelaziz Jemaiel l'une des racines invisibles de notre mouvement musical, le lien oublié entre Ahmed el Wafi et la génération de la Rachidia. A partir de son cercle de la rue Sidi Mfarrej, il a fondé une tradition, sans se départir d'une humilité légendaire. Souvent, passant devant son atelier de luthier, on ne peut que rêver devant une plaque commémorative, de la fébrilité et la joie qui devaient régner en ces lieux. Tout cela, l'histoire de ce chainon manquant et celle du siècle musical, Kalthoum Jemail les restitue dans son livre, ce qui donne à cette oeuvre une importance encore plus grande: celle de nous faire pénétrer dans les méandres de la "zaouia al fannia", ce phalanstère de l'imaginaire, cette communauté d'artistes que la mémoire populaire a assimilée à un saint mausolée. Le passeur de fragments immémoriaux de musique Au delà de son caractère biographique, ce livre vaut également par une incontestable valeur documentaire. Il nous permet de naviguer dans le frémissement d'une époque que la magie des photos de collection fait renaitre, il nous permet aussi de découvrir les balises et repères de cette génération qui a évolué entre la "khaloua" du cheikh al fananine et les premières institutions culturelles tunisiennes. Plusieurs témoignages, recueillis ou simplement recensés par l'auteure qui s'appuie sur une bibliographie très touffue, complètent ce livre. On lira avec intérêt le témoignage de Habib Bourguiba ou celui de Chedli Klibi, On lira aussi tout ce qu'il faut savoir sur le mouvement musical tunisien, la fabrication du luth ou encore l'essor du mouvement national. Homme de confluences, Abdelaziz Jemaiel est en effet un de ces pivots essentiels, un passeur de savoir et un conservateur de la tradition. Toutefois, chez lui, la libération de l'esprit par l'ouverture à l'Occident n'était en aucun cas vécue comme une humiliation de l'âme. Au contraire, c'est cette précieuse étincelle, ces fragments immémoriaux de musique que son inlassable travail a contribué à nous transmettre, de l'âme éternelle de l'artiste qu'il fut à nos cœurs battants et reconnaissants.