Sur fond de crise économique majeure, sommes-nous en train de perdre la « mère des batailles », la bataille identitaire ? Tout le monde s'accorde que la Révolution faite au nom de revendications sociales au progrès, a été déviée juste après accomplissement et le départ de Ben Ali pour se faire récupérer par l'islamisme politique, avec pour premier objectif, déboulonner le modèle culturel dominant, proche de la culture occidentale « laïcisante » et le remplacer par un autre modèle conforme à la « Chariaâ » tel qu'imaginé par les « frères musulmans ». Dans cette course contre la montre et après la victoire de la Troïka, qui a donné les pleins pouvoirs de fait aux islamistes, certains ont opté pour la précipitation et l'accélération à enfoncer le clou du changement structurel identitaire, et d'autres à leur tête Rached Ghannouchi, pragmatique et prudent, ont préféré temporisé le temps de s'approprier les rouages de l'Etat et avoir les moyens de réaliser l'ambition initiale d'islamiser la culture sociale et politique du pays. Ghannouchi, en homme d'expérience, ayant côtoyé la mort, de très près, savait parfaitement que la société tunisienne a été moulée au bourguibisme modernisateur proche de l'Occident, pendant 60 ans et que l'attachement de toutes les classes sans exception à l'Islam ne permettait pas d'atteindre le palier supérieur de l'islamisation politique souhaitée par les cadres d' « Ennahdha », pour contrôler de façon irréversible, l'Etat et la société. D'où cette fameuse « vidéo »-programme, véritable référence doctrinale et de maîtrise politique, où le « cheikh » suprême, demande aux salafistes radicaux impatients, d'emprunter la voie de Talleyrand : « Allons doucement, je suis pressé » et de savoir attendre que les rouages de l'Etat tombent un à un sous le contrôle des cellules islamistes de façon presque naturelle et pacifique jusqu'à l'acceptabilité. Malheureusement, pour le cheikh, l'économie n'a pas suivi et sa périphérie a péché par manque de discipline, en accélérant le processus jusqu'à l'ultime violence qui a été fatale à l'ensemble du projet, après les assassinats politiques de feu Chokri Belaïd et El Haj Mohamed El Brahmi. Entretemps, le mouvement islamiste, n'a pas désarmé au niveau de l'infiltration de la société avec le contrôle des mosquées et des associations dites « caritatives » liées structurellement au parti Ennahdha par les imams zélés, type « Jaouadi » de Sfax ou Béchir Ben Hassen, du Sahel. Là, Ennahdha, a fait beaucoup mieux que prévu en suivant à la lettre les « conseils-vidéos » du stratège Rached El Ghannouchi. Résultat, le paysage médiatique, jadis « Iîlam El Aâr », ( la presse de la honte), véritable épine dans le corps d'Ennahdha, est devenue beaucoup plus neutre et même favorable avec toutes les voix sympathisants des radios-matinales, y compris les radio-nationales, arabes, en passant par les débats « des shows-midi » avec l'omniprésence des cadres d'Ennahdha, et enfin, les plateaux télévisés où les animateurs s'évertuent à jouer « l'équilibre » avec une présence remarquée de membres influents du parti islamiste pour rassurer et jouer l'apaisement, le temps que ça murisse ailleurs. La coalition avec Nida Tounès et le consensus (tawafouk), (cher au président de la République et au chef du parti islamiste, ont été certainement bénéfiques pour calmer les ardeurs des uns et des autres, mais sur le moyen et le long terme, ce sont les islamistes, sereins et toujours pas pressés, qui engrangent les dividendes. BCE avait-il d'autres choix ?... Je ne le pense pas ! Il a certainement mesuré la progression énorme d'Ennahdha, dans le contrôle social et des rouages de l'Etat et sa présence au fameux congrès – démonstration de force et des biceps, d'Ennahdha, n'a pas été gratuite, bien au contraire. Lui qui a connu les arcanes du Destour de Bourguiba et ses pairs Béhi Ladgham, Taïeb M'hiri, Abdallah Farhat... puis Mohamed Sayah, sur plusieurs décennies sait très bien ce que « l'encadrement » partisan veut dire. Le Néo-Destour avait les cellules destouriennes populaires et Ennahdha a les mosquées toutes aussi populaires mais pas tout à fait dans la même partition et le même registre... mais du pareil au même au niveau de l'encadrement politique. Mais ce qui a affaibli le plus BCE dans sa résistance et sa quête de l'équilibre et surtout son désir de limiter l'extension métastasique d'Ennahdha, c'est encore une fois, l'économie et le social ! Disons le à haute voix afin que chacun assume ses responsabilités historiques, BCE a été lâché par l'UGTT et le Front populaire ! La centrale ouvrière historique, n'a pas fait avec BCE ce que Hached, le grand visionnaire, a fait avec Bourguiba ! Elle n'a pas soutenu la modernisation politique parce qu'elle n'a pas pris suffisamment de hauteur et de vision politiques ! En poussant à l'extrême, la mobilisation syndicale, sous la pression de syndicalistes jeunes et enthousiasmés, l'UGTT a donné la prééminence à l'aspect « corporatiste » au détriment du projet politique de la social-démocratie du tandem Bourguiba-Hached ! Toutes ces centaines de grèves et de sit-in, d'occupation d'usines etc... ont été pour beaucoup dans la mise à genoux de l'économie et en conséquence directe, l'affaiblissement de l'exécutif – présidence et gouvernement, à faire face, relever les défis et donner de l'espoir aux masses des jeunes, qui se sont repliés vers les promesses du monde religieux. BCE n'avait aucune chance de pouvoir remettre Ennahdha à sa place, parce que dans cette compétition pour le leadership du modèle social et culturel... l'argent est encore une fois le nerf de la guerre ! Alors, nous voyons le Président naviguer au gré des vents avec les moyens du bord comptant essentiellement sur son habileté politique précieuse. Il essaie de gagner du temps... le temps que les choses s'améliorent au niveau économique et financier. C'est là où l'Occident et surtout l'Europe ont un rôle déterminant à jouer. Donner à BCE, les moyens de maintenir la Tunisie dans la sphère de la modernisation identitaire proche de l'Occident chrétien et laïc, ou voir ce pays virer vers un processus à l'iranienne ou au mieux à la turque erdoganienne ! C'est là l'enjeu ! La conférence des investisseurs et la réunion au sommet annoncée entre l'Union européenne et la Tunisie seront à notre humble avis le dernier espoir, pour la Tunisie des lumières. Faute de soutien stratégique d'envergure, la Tunisie atteindra plus vite que prévu le seuil de non retour vers l'islamisation politique intégrale ! K.G