Dans le contexte des négociations en cours, entre notre pays et l'Union européenne, sur la libéralisation des produits de l'agriculture, il est semble très utile de bien comprendre les enjeux majeurs qui y sont liés. Ces enjeux dépassent, d'ailleurs, la sphère strictement bilatérale, et revêtent toute une dimension euro-méditerranéenne, voire plus... Une chose et sûre : il y a plusieurs raisons qui rendent ce dossier nettement plus complexe que celui, déjà traité, du secteur industriel. Subventions de la PAC : impact direct sur le Sud
Les négociations avec l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ont fourni la possibilité de tenir compte des besoins des pays en voie de développement. Les positions inflexibles formulées principalement par les deux super-puissances commerciales dans le monde, les Etats-Unis d'Amérique et l'Union européenne, lors des débats à l'OMC en 2001, ont conduit les négociations de Doha à un quasi fiasco. La réticence des deux géants (rivaux) du commerce mondial à diminuer leur soutien à leur agriculture, alors qu'ils demandaient, par ailleurs, aux pays en voie de développement et émergents d'adopter des mesures de libéralisation poussées, voire agressives, de leurs secteurs industriels et de services, ont été la cause évidente d'un échec qui ne fait que se prolonger encore dans le temps. Les positions de plus en plus fermes du Brésil, de la Chine et de l'Inde, ainsi que la création de certaines coalitions parmi les pays émergents, ont permis à ces pays d'éviter de signer un accord qui aurait pu leur être fatal.
En ce qui concerne l'Union européenne précisément, il s'agit tout simplement d'une démonstration de la manière avec laquelle la Politique agricole commune (PAC) affecte les pays en voie de développement. Il est vrai que la PAC exprime une forte volonté de défendre la compétitivité de l'agriculture européenne, notamment à la lumière des coûts très élevés de la terre et du transport. Cette politique est également conçue pour défendre les intérêts publics des Etats membres et le bien-être économique, qui fournit des bénéfices aux petits producteurs et aux zones sous-privilégiées de l'Union européenne, avec des mesures forte, qui tendent à induire un changement effectifs dans le secteur.
Toutefois, la PAC doit, d'autre part, et dans l'esprit même de ces concepteurs européens, être conforme aux objectifs de la lutte contre la pauvreté, en permettant d'exporter et d'étendre les marchés des pays en voie de développement. Actuellement, la politique de l'Union européenne est tout à fait contraire à l'esprit du cycle de Doha, et des accords de partenariat avec les pays des Caraïbes et d'Afrique, parmi lesquels figurent les pays les plus pauvres du monde. Ainsi, si l'Union européenne veut se conformer à l'esprit des Accords de Doha, elle doit normalement ouvrir ses frontières à l'exportation des produits.
Parmi les distorsions flagrantes de la situation actuelle, on peut observer une véritable accumulation de subventions entre les mains de quelques agriculteurs. Cette accumulation ne contribue pas à la création d'emplois, à la redistribution des revenus et à la production rurale, dans un contexte où des milliers d'agriculteurs européens, possédant de petites exploitations, quittent les terres à cause de l'urbanisation. Nombreux experts européens sont d'ailleurs sceptiques quant aux propositions, jusque là avancées, visant la redistribution juste des subventions dans l'état actuel des choses. Selon eux, le fait de maintenir un soutien aux petits agriculteurs est bien fondé. En revanche, l'aide publique aux fermes de grande taille n'est évidemment pas sensée.
En effet, il y a des grandes fermes en Europe qui continuent à recevoir de très importantes subventions des gouvernements qui les protégent contre les risques. Et c'est pour cela qu'une éventuelle réforme de la PAC devra chercher à limiter ces subventions, en vue d'arrêter le dumping qui a un impact néfaste certain sur les pays en voie de développement.
La promotion de la sécurité alimentaire des pays en voie de développement est dans l'intérêt même de l'Union européenne. Faut-il, en plus, prévoir un traitement différentiel pour ces pays, et ce, en fonction de leur niveau de développement. Il existe des limitations techniques en matière d'hygiène, de transport et de traçabilité. Ainsi, les subventions qui soutiennent les pays en voie de développement doivent viser à promouvoir la sécurité alimentaire dans ces pays. C'est seulement si les politiciens prennent leurs entières responsabilités d'une manière urgente, qu'une réforme de la PAC à long terme pourrait constituer une solution durable.
Avec le défi du changement climatique, ce problème de sécurité alimentaire prend une autre dimension et représente, désormais, un enjeu pour l'ensemble des pays du monde. C'est, d'ailleurs, pourquoi il y a un grand intérêt à tracer un modèle global de développement durable. Les politiciens dans l'Union européenne, pour leur part, doivent analyser les options politiques permettant d'instaurer un avenir plus juste. Cela étant, un processus de réforme de la PAC n'irait pas nécessairement jusqu'à éliminer les subventions complètement, mais à les réglementer dans le but de promouvoir la production agricole à petite échelle, durable, et qui va, du coup, permettre aux agriculteurs dans les pays pauvres de se développer.
L'exemple du Bassin méditerranéen
Par exemple, en ce qui concerne l'évolution de la population active agricole dans le Bassin méditerranéen, l'on constate un large écart entre des pays qui continuent de voir leur population active agricole augmenter en valeur absolue, et des pays dans lesquels elle représente moins de 5% de population active. De surcroît, on est confronté aujourd'hui dans les pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée à des populations qui croissent en valeur absolue, et qui ne sont plus dans des cultures traditionnelles paysannes, et qui sont, de ce fait, dans une sorte d'entre deux, puisqu'ils n'ont pas encore accédé à une culture assez moderne de l'agriculture.
Le problème ici est qu'avec la régression du savoir-faire de cette population qui augmente en valeur absolue, on est dans une situation fragile. Certains prétendent, alors, que l'augmentation des prix des matières premières est bénéfique pour les populations du Sud ! Ces derniers pensent que lorsque le cours des matières premières est bas, cela empêche les paysans du Sud de produire, puisque les prix les découragent et que, pour le moment, vu la hausse des prix, la situation devrait les encourager.
Mais cette vision semble s'éloigner de la réalité. Alors que la hausse des prix s'inscrit dans le cadre d'une bulle spéculative développée en l'espace de quelques mois, comment peut-on rétablir des cultures, des mécanismes, des productions, des mises en marché, des organisations de marché, au motif que les prix ont augmenté ? Pendant ce temps là, l'augmentation des prix des matières premières a aussi un impact lourd et direct sur les populations du Sud que personne ne peut ignorer.
L'examen des balances commerciales donne une bonne illustration de l'évolution de la situation. Depuis une quarantaine d'années, on constate une dégradation de la balance commerciale Nord-Sud sur l'ensemble du Bassin méditerranéen. Ce phénomène est dangereux: le déficit s'accroît d'année en année, avec des pays qui peuvent gérer cet accroissement grâce aux rentes pétrolières ou aux recettes touristiques. Pourtant, une tellesituation demeure fragile. Face à un déficit pareil, les importations nettes de céréales dominent largement le dispositif, ce qui explique, effectivement, pourquoi les conséquences de l'augmentation des prix des matières premières sont aussi graves sur l'ensemble de ces pays. Selon des chiffres fournis par le Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes (Ciheam), pour 4% de la population mondiale aujourd'hui, on a 12% des importations de céréales, chiffre qui est en augmentation.
Par ailleurs, ces pays du Sud et de l'Est méditerranéens sont naturellement mécontents de l'élargissement de la PAC par les fondateurs à 27, en direction de l'Europe centrale et orientale. C'est un choix politique que les Européens assument. Mais faut-il que ceux-ci comprennent qu'il leur est également crucial d'accorder autant d'attention, en quelque sorte, à leurs voisins méditerranéens que celle manifestée à l'égard de l'Europe centrale et orientale. Ce qui est loin d'être le cas, jusqu'à maintenant.
A cet égard, le projet de l'Union pour la Méditerranée porte, entre autres, les attentes des pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée que l'Europe –étant le premier fournisseur et le premier importateur des produits méditerranéens- permette la construction d'une sécurité alimentaire quantitative et même qualitative, dans l'ensemble du Bassin méditerranéen.
En Méditerranée, ce clivage Nord-Sud évoqué n'épuise pas le sujet. Doit-on encore ajouter un deuxième clivage presque commun, pour bien comprendre les besoins des pays de la rive Sud: celui qui existe entre les zones côtières littorales urbaines de classes moyennes et les zones de l'intérieur, qui sont des zones rurales, agricoles et, dans pas mal de cas, pauvres.
Cela étant, une solution à tous ces problèmes ne devrait pas forcément aller jusqu'à faire adhérer les quinze pays de l'Euromed, et passer ainsi d'un seul coup d'une Europe à 27 à une Euromed à 39 (pour bloquer le dialogue, certaines voix européennes veulent faire croire à leurs partenaires que telle est la revendication des pays de la rive Sud, alors que ce n'est pas du tout le cas), mais il demeure quand même possible de concevoir, d'une manière collective, une politique alimentaire et de sécurité des aliments, une politique euro-méditerranéenne qui prenne en considération, au moins, de façon multilatérale, le complexe dossier de sécurité alimentaire en Méditerranée et le traite de façon globale, avec ensuite des déclinaisons dans chacun des pays: une reconstruction des politiques agricoles, une mise en commun des règles de marché sur la place méditerranéenne, …etc.
Ceci est à même de donner des grandes perspectives tant pour l'agriculture européenne que pour celle des pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée. Car avant de développer une vision strictement commerciale et de craindre que l'agriculture méditerranéenne taille des croupières à l'Europe, il faut comprendre que la sécurité alimentaire de la Méditerranée est déterminante pour l'avenir de l'agriculture européenne.
Pour conclure, il semble que, plutôt que s'engager exclusivement dans une évaluation du bilan de santé de la PAC, il convient mieux de faire un bilan pareil dans un contexte international plus large, et notamment en prenant en considération, du fait de sa proximité, le Bassin méditerranéen.