Par : Fredj LAHOUAR « La femme, cette fleur de la nature vivante, cette tige essentielle du genre humain, a une mission importante à remplir sur la terre. Elle est destinée à être la compagne de l'homme ». Neuville de Ponsan, 1858 – Ennahdha – ANC, 2013 1 – L'ESPRIT DE SERAIL Nombreux sont les films et les feuilletons égyptiens qui comportent les sempiternelles scènes de lutte – ô combien inégale ! – entre des mâles moustachus([1]) et arrogants, dont la main devance la langue([2]), pour parler le langage du terroir, et des femmes (Hourma ou waliyya, selon les termes consacrés) soumises et timorées ; lesquelles scènes se terminent, comme de bien entendu, par la victoire écrasante de l'homme. Scènes on ne peut plus hideuses où les spectateurs regardent subjugués, et quelque peu horrifiés, des hommes aveuglés par la fureur qui crient leur haine viscérale à plein gosier, dans les termes les plus crus et les plus blessants([3]). Classiques désormais sont les scènes où l'on voit un père ou un mari, fort de son statut de maître incontesté, qui, faute d'arguments, opte pour les coups. Des coups qui font très mal !([4]) Corriger une épouse ou une fille, sous l'accusation d'impertinence, figure en effet parmi les droits inaliénables des hommes, lesquels se donnent à cœur joie en rossant, pour le moindre froncement de sourcils, leurs partenaires ou leur progéniture femelle([5]). Une protestation en bonne et due forme mérite un châtiment plus corsé : la répudiation([6]). Répudier la femme, en lui lançant à la figure la formule canonique, rendue encore plus solennelle par la triplication rituelle([7]), est un autre spectacle pitoyable dont raffolent les faiseurs de fiction égyptiens. Anti Taliq, vociférée sauvagement et le tour est joué. La femme se retrouve dans la rue ou chez ses parents où elle doit faire face à l'irritation et à la fureur paternelles et maternelles. L'homme répudie, et c'est paradoxalement la femme qui se retrouve sur le banc des accusés. C'est elle qui devrait justifier son rejet par le mari([8]). Ce dernier resterait dans son droit, même si, chose improbable, la malheureuse répudiée réussissait à prouver que le tort n'est pas de son côté. On lui reprocherait alors de ne pas avoir fait montre de suffisamment de patience ! Un autre lieu commun, encore plus affligeant, des mélodrames égyptiens à l'eau de rose, consiste dans l'argumentation spécieuse, développée par les hommes en faveur de la polyandrie([9]), cette institution – heureusement abolie chez nous – dont les nouvelles générations de téléspectateurs tunisiens, mâles et femelles, ignorent tout. L'argument suprême reste, à ce propos, la stérilité de la femme. Un couple privé de progéniture (khilfa) est un couple condamné à la dissolution. Et c'est toujours à la femme de payer le prix, même dans le cas où la tare serait le fait avéré du mari ! Ces scènes pénibles, atroces et humiliantes, ces scènes qui procèdent d'une attitude rigoureusement et foncièrement misogyne continuent d'être diffusées dans tous les foyers tunisiens, presque quotidiennement. Leur impact sur les jeunes téléspectateurs ne pourrait être que néfaste. D'une certaine façon, ces anachronismes flagrants mettent dangereusement en cause les principes d'égalité, d'équité et de tolérance prônés par nos programmes scolaires, notamment en matière d'instruction religieuse. La Tunisie, on ne le répètera jamais assez, est l'unique pays musulman où le code civil a été radicalement réaménagé dans le but évident de doter les femmes d'innombrables droits, tant matériels que moraux. La polygamie([10]), la répudiation([11]) et l'humiliation qui en découle, sont des réalités que les tunisiennes, entre l'âge de vingt et cinquante ans, n'ont pas connues et dont elles ignorent les horreurs. Que dire alors de leurs enfants ? Le tunisien, de quelque sexe qu'il soit, n'est plus concerné par ces réalités anachroniques en matière de code civil. Ni son éducation, ni son environnement social ne lui permettent d'apprécier des spectacles qui prêchent des valeurs hautement rétrogrades et pernicieuses. Des valeurs auxquelles la Tunisie moderne a, depuis très longtemps déjà, tourné le dos. La misogynie est un phénomène très complexe qui ne réside pas uniquement dans les réalités consignées plus haut. L'éradication de cette tare, d'un autre âge, nécessite une sensibilisation et un encadrement continus. La Tunisie a fait, dans ce domaine, des progrès considérables. Le danger de ces scènes, déplorables et odieuses, dont nous avons longuement parlé consiste précisément dans le fait qu'elles institutionnalisent cette vision dégradante de la femme. Les feuilletons arabes, et égyptiens en particulier, donnent de la femme une image fort négative. En plus de sa fonction canonique d'objet de désir et d'appareil de procréation, la femme y apparaît comme un être débile et pervers. Il s'agit là, bien entendu, d'attributs forts anciens que l'on rencontre dans toutes les cultures, l'occidentale comprise. Mais nous nous devons d'ajouter que cette vision de la femme n'est plus de mise en Tunisie grâce aux dispositions juridiques que le pouvoir a courageusement décidées et qu'il n'a pas cessé, presque chaque année, de consolider. Au terme d'un séjour de plus de cinq ans dans un grand pays du Moyen-Orient, un français, professeur de son état, s'est permis cette terrible réflexion : c'est une malédiction que de naître femme dans ce pays ! Un pays où il est interdit à la femme de se découvrir le visage et de conduire une voiture. Le plus terrible, c'est qu'il pensait ce qu'il disait. Une ville où il n'est pas donné au promeneur de croiser des femmes est un camp de concentration, d'ajouter ce véhément dénonciateur de l'abomination moderne qui tolère – quelle honte ! – un acte barbare telle que la lapidation ! Si nous devions nous prononcer sur le cas de notre propre pays, nous dirions, de la manière la plus spontanée : c'est une chance que de naître femme en Tunisie. Plus maintenant, semble-t-il. C'est là, en tout cas, l'avis d'un grand nombre de femmes et d'hommes qu'offusquent les menées sournoises de ceux et celles qui, tout en se disant les « élus du peuple », s'emploient sans relâche à mystifier la volonté de ce peuple en proclamant la femme complément de l'homme. C'est là, nous dit-on, un statut qui est, de très loin, supérieur à celui de la femme occidentale parce qu'il serait conforme à la volonté de l'Eternel ! Ils croient ainsi avoir rectifié le tir et de quelle manière mon Dieu ! Ces allégations tendancieuses, et bien d'autres dans leur genre, inclineraient à penser que l'Eternel – dont ils se réclament eux, et non le peuple au nom duquel ils prétendent gouverner – cautionnerait l'intolérance, l'injustice, l'inégalité, la misogynie et serait, de manière plus générale, farouchement hostile aux droits humains ! 2 – CASUISTIQUE SOPHISTE Il n'est pas d'homme([12]) qui, habilement interpellé, ne convienne que la femme est aussi compétente que n'importe quel prototype du sexe opposé. Déclaration solennelle qui ne lui coûterait que l'effort de l'avoir formulée et qu'il oublierait tout de suite après l'avoir proférée. S'il se piquait de se montrer un peu plus honnête, il ne manquerait pas alors de soutenir que l'aptitude à bien faire([13]) est la chose la mieux partagée entre les sexes, pastichant sciemment Descartes pour donner à son assertion la force et la majesté d'un nouveau cogito ! Celui-là, qui serait allé ainsi au-delà de toutes les limites de la générosité et de l'altruisme, ne manquerait pas de se prendre pour le père spirituel du féminisme et irait, pour entretenir son image de marque, jusqu'à méconnaître à Kacem Amine et à Tahar Haddad leur mérite de pionniers. Plus tard, prenant goût à ce jeu sans grande conséquence, il se laisserait aller à faire les confidences les plus fantaisistes, comme quoi, chez lui, tout serait géré de la manière la plus démocratique qui soit : le linge, la vaisselle, la cuisine, les gosses, et tout le reste sont des corvées qu'il partage volontairement avec sa chère moitié, laquelle pourtant n'a que cela à faire puisqu'elle ne travaille pas. A ceux qui ne rougissent pas d'avouer qu'ils sont tout le contraire de ce chantre du féminisme, eux qui se contentent de se croiser les bras et d'attendre que leurs malheureuses partenaires s'acquittent de tout ; à ces malotrus, le champion ne recule devant rien pour leur faire reconnaître leur ignominieuse phallocratie et n'accepte de les lâcher qu'après les avoir convertis à ses justes vues. Celui-là, pour qui la cause féminine serait devenue une véritable raison d'être, ne se gênerait pas, dans un tout autre contexte, de céder aux réflexes de Monsieur tout le monde et de cautionner les prises de position les plus rétrogrades ! Sa protégée devient alors sa rivale([14]). Avec la même fougue, il s'emploierait, à renfort de faits et d'arguments (ne reculant pas devant les grivoiseries les plus communes et les plus méchantes) à démontrer que la femme est ce qu'elle est([15]) et qu'il est impératif, pour le bien de tous, qu'elle le reste ! Bien sûr, se presse-t-il de préciser, la femme aura toujours droit à l'instruction, pourra pousser très loin ses études et, pourquoi pas, briguer les diplômes les plus prestigieux, mais il ne serait peut-être pas nécessaire, pour elle, de travailler. Car il est intolérable de faire travailler des mères de familles alors que des hommes, beaucoup d'hommes et pères de familles, chôment depuis longtemps déjà ! Un homme qui ne travaille pas est un délinquant et un criminel en puissance. La femme, elle, pourrait trouver à s'occuper au foyer. Une machine à coudre ou à broder ferait l'affaire ! Et même si elle devait rester chez elle à ne rien faire ou à admirer ses diplômes prestigieux !), elle ne risquerait pas de mourir de faim. Elle trouverait toujours quelqu'un pour la nourrir, l'habiller, l'amuser, la choyer et exaucer tous ses caprices : les fringues à la mode, les parfums, les bijoux et, pour terminer, la bagnole ! Qui rêverait mieux ? Il n'est pas question, nous prévient le magnanime, de priver la femme de son droit au travail([16]). Loin de là. Il s'agit seulement de classer les priorités de façon à apporter les solutions adéquates aux problèmes les plus urgents. Toute société qui se respecte se doit de gérer ainsi ses obligations. En toute objectivité, lequel, de l'homme ou de la femme, faut-il privilégier sachant que c'est le Monsieur et non la Dame qui risquerait de crever de faim ? Nombreux sont ceux qui, par complaisance ou par connivence, donneraient « la bonne réponse », celle justement que l'on attend d'eux, laquelle servirait à étayer l'idée saugrenue selon laquelle dépouiller un être de son/ses droit/s serait une mesure de justice sociale([17]) ! Convaincus que leur intention est saine, voire salutaire, les juristes de cet acabit([18]) ne cessent de crier qu'ils ont la conscience tranquille. Aux hésitants et aux inquiets, ils assènent le plus probant de leurs arguments : si on vous proposait de n'engager que l'un de vos deux enfants, c'est bien le garçon que vous feriez passer en premier, non ?! D'après eux, tout homme sensé se doit de suivre cette consigne. Et il ne vient à l'idée de personne, parmi ces légistes austères, de se demander s'il n'était pas erroné de poser le problème de cette façon. Pourquoi faudrait-il en effet que l'homme et la femme soient toujours dressés l'un contre l'autre ?([19]) Est-il vrai que la femme, quand elle se fait embaucher, prive l'homme d'un emploi qui lui revient de droit ? Est-il vrai que le chômage ne pourrait être résorbé qu'en condamnant la femme à l'inactivité et à la réclusion ? Il convient de préciser, dans le même sens, que le père qui aurait à décider qui, de son fils ou de sa fille, il ferait travailler en premier, ne privilégierait pas obligatoirement le garçon([20]). En fait, la question est vicieuse parce qu'elle ne dit rien sur les qualifications respectives des candidats, et cela dans l'intention évidente de favoriser une réponse partisane. Il est un fait que, dans une société, personne n'occupe la place d'un autre. A chacun la sienne. A chacun son droit. Ce dernier ne saurait souffrir d'exception ou d'exclusive. On peut renoncer volontairement à un droit (ne pas travailler pendant un certain temps), mais il est hors de question de dépouiller quelqu'un d'un droit sous prétexte qu'il n'en a pas besoin !([21]) Le propre d'une loi, c'est d'être applicable à tous. Le propre d'un droit, c'est justement d'être inaliénable, sous aucun prétexte. Et il n'existe pas de prétexte qui puisse légitimer la suppression d'un droit. Bien plus, il serait aberrant de supposer seulement qu'un droit puisse être aliéné ! En société, un droit exclusif n'est rien d'autre qu'une injustice. Voilà ce que devrait se dire les schizophrènes, ces partisans acharnés d'une justice sélective et, osons le mot, phallocratique([22]). A l'homme, la scène et ses lumières. A la femme, les coulisses et la pénombre. Et des miettes de droits, ainsi que des lambeaux de dignité ! Il nous reste seulement à préciser qu'en Tunisie, les juristes de cette race n'ont plus voix au chapitre. En Tunisie, on ne résout pas un problème pour en créer d'autres. Il y a longtemps déjà que les Tunisiens ont compris que les femmes sont leurs associées et non leurs adversaires. Aujourd'hui, la Tunisie moderne peut se prévaloir d'avoir les hommes et les femmes qu'elle mérite : les agents et les garants de son progrès. 3 – A BAS LE HAREM ! Tout projet de société, qui se dit et se veut moderniste, et auquel la femme ne prend pas part (par la volonté de ceux qui érigent la masculinité en privilège), est un projet voué à l'échec([23]). Mais si le projet en question se proposait tout bonnement([24]) de dérober la femme à la vie sous prétexte de préserver sa vertu([25]), ses concepteurs ne devraient pas trop (ni peu d'ailleurs) se bercer d'illusions. Leur chance de faire aboutir un pareil projet – si toutefois on peut désigner par ce terme le dessein de priver la société de la moitié de ses forces vives([26]) et de son agrément – est, de toute évidence, nulle. En fait, depuis que le monde arabe a pris conscience de la nécessité d'un mouvement de renaissance qui lui permettrait, sans trop de heurts, de s'intégrer dans un univers en perpétuelle mutation, il a commencé à réfléchir à la place et au rôle qu'il devrait réserver à la femme dans cette gigantesque œuvre de reconstruction. Dès lors, la question féminine s'est imposée comme l'un des grands enjeux de ce projet et a été à l'origine d'innombrables polémiques entre conservateurs et progressistes. Aujourd'hui encore, la question se pose un peu dans les mêmes termes, à cause surtout de l'exacerbation des idéologies passéistes et rétrogrades. Ces dernières se proposent de gommer quinze siècles d'histoire et de civilisation pour favoriser l'émergence de leur République, une utopie qui n'a rien de commun avec celles rêvées par Platon, Al-farabi et bien d'autres encore. La leur, si elle promettait (et avec quelle prodigalité !) à l'humanité entière égalité et justice, elle conçoit ces faveurs (en accord avec une logique qu'ils s'obstinent à qualifier de « divine ») de manière, à ce point sélective et discriminatoire, que les femmes – toujours elles – s'en trouveraient totalement privées([27]). Pour leur grand bien, nous explique-t-on. Et pour le bien de la société entière qui ne souffre ni excès ni débordements. Or, à les entendre, la femme passe pour être un agent de subversion et de désordre, le plus puissant qui ait jamais existé depuis que le monde est là ! Il est donc sage, judicieux, et juste([28]) surtout de neutraliser le fauteur de trouble avant qu'il n'ait l'occasion d'entreprendre son œuvre nocive. Voilà, en gros, les pseudo-arguments qui fondent le raisonnement spécieux de ces gourmands de vieilles panacées et de miracles perpétuellement renouvelés. Aux téméraires (dont les têtes brûlées, les transfuges et les faux philosophes, lie de l'humanité et suppôts de Satan) qui commettraient le sacrilège de renier leurs préceptes, les mages promettent le chaos intégral : un fléau qui frapperait les mœurs en premier lieu, pour s'attaquer ensuite à tout l'édifice social et le ruiner. En un rien de temps, le mal, la débauche, la concupiscence, la licence et le stupre (la liste pourrait être prolongée indéfiniment pour comporter tous les synonymes possibles de cet inépuisable vocable) anéantiraient la cité ! Que l'on se donne seulement la peine de se rappeler l'exemple pitoyable de Sodome et Gomorrhe ! Pour ne pas en arriver là, il suffit de mettre la femme à sa place, celle qui lui revient de droit([29]), c'est-à-dire là où elle ne risque pas de porter préjudice à la santé morale de la cité. Pour ce faire, il ne suffit pas malheureusement de condamner la femme à la réclusion éternelle, il faudrait, en plus de cela (deux précautions valent mieux qu'une seule !), l'avoir constamment à l'œil et lui mener la vie dure. Car la moindre distraction pourrait nous être fatale et dégénérer rapidement en une catastrophe cosmique !([30]) Là encore, il nous faudrait avoir constamment présentes à l'esprit les précieuses recommandations de nos ancêtres concernant la malice, congénitale pour ainsi dire, de cet être imprévisible qu'est la femme. Il nous faudrait également faire très attention à son incurable perfidie, contre laquelle la fameuse Shéhérazade nous a mis maintes fois en garde. En somme, en dehors de la solution proposée par ces farouches défenseurs de la moralité publique (qu'ils s'arrangent de nous présenter comme étant la morale tout cours, celle qui conviendrait, arguent-ils, à tous les humains et à toutes les époques), il n'existe([31]) pas de stratégie susceptible de neutraliser efficacement les dangers que le sexe doux([32]) fait peser sur l'humanité et son devenir ! Pour éradiquer le mal, il faut trancher toutes les têtes de l'hydre ou lui interdire tous les accès, tant à l'air qu'à la lumière. Pour bien se protéger de la tentation, les mâles doivent se barricader derrière d'innombrables forteresses ou, chose plus pratique, renvoyer l'agent de tant de désordre, là où l'ont tenu les anciens ! A l'appui de leurs justes appréhensions, les pourfendeurs du sexe faible vous renvoient à une multitude de sources qui foisonnent de récits d'allure exemplaire, de contes, de séances, de blagues, de dictons et de poèmes enfin, célébrant tous, sur le mode de la dénonciation (procédé de loin plus efficace que le prêche ou le sermon), les attributs sataniques de « ce mal nécessaire qui est d'autant plus pernicieux, nous précise-t-on, qu'il nous est impossible, pour notre malheur, de nous en défaire ». Un propos pareil, flanqué de la signature d'un ancêtre des plus illustres (qui, pour certains, fait figure de saint([33])) devrait avoir la force d'une loi de la nature. Impressionné, l'esprit capitule. Les Mille et une nuits, et de manière plus précise le récit-cadre qui en constitue le prologue, nous offre l'exemple le plus caractéristique de ce genre de mise en garde solennelle. La malice féminine y est synonyme de fatalité. En effet, non contente de déjouer la vigilance sourcilleuse des hommes (les deux frères rois), elle s'est plu à se mesurer aux djinns. Toute la création se trouve ainsi perturbée et pervertie par l'ingéniosité et la perversité d'une femme, et d'une seule s'il vous plaît ! La tragédie de Chahrayar et de son frère Chah Zaman acquiert ainsi les proportions d'une tragédie cosmique ! C'est ce syndrome-là précisément qui se trouve à l'origine de tous les fantasmes, de toutes les psychoses et de tous les traumatismes dont la femme est, directement ou indirectement, la cause ou l'objet, ou l'un et l'autre à la fois. Et c'est pour cette raison qu'elle constitue l'enjeu de tout projet de société qui se veut une ouverture réelle sur le monde d'aujourd'hui et de ses impératifs. L'accès à la modernité passe, n'en déplaise aux nostalgiques du voile et du harem, par l'émancipation de la femme. De tous les pays arabo-musulmans, la Tunisie est la première et, à notre connaissance la seule, à avoir réalisé cela. Sa gestion de la question féminine (qui procède d'une politique avant-gardiste et révolutionnaire et qu'elle ne cesse de corroborer chaque année par des mesures de nature à parfaire l'égalité entre les sexes) est un choix idéologique et stratégique irrévocable. Et c'est justement cette détermination et cette persévérance qui constitue la meilleure protection contre les effets destructeurs des idéologies rétrogrades, lesquelles rêvent de restaurer le règne des ténèbres. En Tunisie – et nous devons être conscients et très fiers de cela –, la femme a accédé, depuis longtemps déjà, au statut de citoyen que les maîtres de céans, héritiers d'une révolution dont ils ne nullement les artisans, envisagent de revoir à la baisse ! Ailleurs, on s'interroge toujours sur l'opportunité pour la femme d'affronter le monde extérieur à visage découvert. Ailleurs, la femme – corps et âme – est à peine tolérée dans la rue. Pardon, dans la vie ! 4 – LE DROIT AU SOLEIL La misogynie n'est pas, par chance ou par malheur, on ne sait trop, le monopole d'une nation donnée. Les misogynes, ceux qui s'assument superbement (comme c'est en effet le cas de l'auteur de la perle citée en exergue) et ceux, de loin plus nombreux, qui s'ignorent, se rendent rarement compte, en cédant à leur réflexe discriminatoire, qu'ils portent préjudice à un nombre considérable de leurs semblables. Rabaisser la femme, comme tous les forfaits d'ordre raciste, n'est pas perçu comme un crime. Les préjugés misogynes sont dans toutes les bouches, et certains d'eux, en l'occurrence les plus méchants et les plus virulents, s'énoncent généralement sur le mode comique. Si on s'amusait à collecter les blagues qui se rapportent, de près ou de loin, aux affaires féminines, on serait dans l'obligation de mobiliser plusieurs milliers de tonnes de papier. Et avec cela, on ne ferait pas le tour de la question ! La misogynie semble être une tare universelle. Il y a lieu donc de s'interroger sur les raisons de cet acharnement contre la gente féminine, sur sa portée et sur sa signification profonde. La question est d'autant plus impérieuse que la misogynie, comme on pourrait être tenté de le penser, n'est pas le seul fait de l'homme. Les femmes, certaines d'entre elles cela s'entend, s'emploient, avec un zèle sans précédent, à stigmatiser ce qu'elles estiment être la preuve probante de l'infériorité congénitale des filles d'Eve. « Quand on dit d'une femme qu'elle est cultivée, je m'imagine qu'il lui pousse de la scarole entre les jambes et du persil dans les oreilles »([34]). Sur le fond, ce propos ne diffère pas du suivant : « Les femmes sont généralement stupides. Quand on dit d'une femme qu'elle est très intelligente, c'est parce que son intelligence correspond à celle d'un homme médiocre. Ne nous le dissimulons pas davantage »([35]). L'un et l'autre se proposent en effet de prouver que la femme serait inapte à toute activité d'ordre intellectuel. L'argumentaire n'est certes pas le même, mais le constat est, dans les deux cas, accablant ! La différence entre les deux consiste dans le fait que l'auteur de la seconde assertion est une figure connue et consacrée du monde littéraire du début du vingtième siècle : il s'agit d'un certain Sacha Guitry ! Ce dernier produit son argument magistral en soutenant que « si la femme était bonne, Dieu en aurait une ! »([36]). Une femme se montrerait plus impitoyable et proclamerait sans broncher, à l'instar de Marie-Antoinette, que « toute femme qui se mêle volontairement d'affaires au-dessus de ses connaissances et hors des bornes de son devoir est une intrigante »([37]) ! Pour ceux qui l'ignorent, il conviendrait de rappeler que l'auteur de ce verdict était reine de France ! Il ne fait pas de doute que ces deux avis s'inscrivent dans le cadre d'une littérature verbeuse qui, à coups d'essais et de diatribes, se propose d'illustrer le verdict ancien qui stipule que la femme, comparée à l'homme, est dotée de facultés mentales et intellectuelles considérablement réduites ! A l'appui de cette « vérité » indéniable, les misogynes (qui ne se reconnaissent pas comme tels puisqu'ils se définissent, purement et simplement, comme des croyants fervents) puisent dans le sacré leurs arguments irréfutables ! Les plus discrets rappelleraient, à l'intention de leurs ouailles, que le c'est le Ciel, et non eux, qui a voulu que la femme soit mentalement limitée. Dieu, qu'il soit loué, ne l'a-t-il pas affirmé, à maintes reprises, par la bouche de son prophète ? Les plus arrogants iraient encore plus loin et crieraient sur tous les toits que si les hommes souffrent atrocement ici-bas, c'est par la faute de la dénommée Eve ! Un être raisonnable, en l'occurrence Adam, ne se serait jamais comporté comme elle ! Cette sévérité à l'égard de la femme s'expliquait autrefois par le fait que cette dernière était sciemment privée d'éducation et de culture, de telle sorte qu'il était juste et normal de soutenir avec Alfred de Musset que, faute d'intelligence, « toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées »([38]), ou proclamer vicieusement avec Alexandre Dumas que « les femmes sont étonnantes : ou elles pensent à rien, ou elles pensent à autre chose »([39]). Rien d'étonnant alors que cet être, fruste et inculte qu'est la femme, fasse un usage abusif de « la perfidie et de la trahison »([40]) et soit doté, comme le souligne Jean Cocteau, d'une logique bizarre([41]) : « Il y a, dit-il, trois mystères que je ne suis jamais parvenu à percer : le flux et le reflux des marées, le mécanisme social des abeilles, et la logique des femmes » ! Chez nous, les choses prennent une allure bien plus grave, voire tragique. Une femme qui pense, indépendamment de son statut et de sa formation, est un être inquiétant. Les hommes supportent mal en effet qu'une femme se pique de jouer au maître pour leur parler des carences du présent et de l'alternative à envisager pour favoriser l'avènement d'un monde meilleur pour tous ! Leur indignation se mue en fureur quand les plus téméraires, d'entre les filles d'Eve, osent discuter certaines dispositions du Ciel, celles qui les concernent de plus près et en vertu desquelles elles sont démunies dans leurs personnes, réduites au silence et privées des droits les plus élémentaires ! S'il a été décidé que quatre femmes valent un seul homme, il n'y a rien ni personne qui puisse y changer quelque chose, surtout pas une femme ! Les choses du Ciel sont le monopole de l'homme. Il lui appartient à lui, et à lui seul, de décider si la femme d'aujourd'hui est suffisamment mûre pour prétendre au statut d'être humain et de citoyenne à part entière et, à ce titre, s'il lui est permis de choisir son partenaire, de voyager à sa guise sans s'encombrer d'un protecteur dont elle n'a pas besoin, et de conduire elle-même sa voiture pour se rendre à son travail ! Est-ce trop demander ?! Adressez-vous aux hommes, aux fins connaisseurs des choses du Ciel parmi eux, ils vous diront d'une voix tempétueuse que les choses ne sont pas aussi simples qu'on le croit, qu'il serait risqué de confier à un être, aussi délicat et fragile que la femme, le contrôle d'une voiture ! La maîtrise d'une voiture n'est pas chose aisée, cela est l'évidence même ! Voilà pourquoi, il importe de faire attention, très attention. Placez derrière le volant d'une superbe bagnole une belle femme et vous aurez sur la conscience la mort d'une dizaine d'hommes par jour. Au moins ! Est-il besoin de vous rappeler que le ridicule ne tue point ! Il serait hasardeux de rappeler à ces frileux que, sous d'autres cieux, d'autres hommes, nos semblables, ont confié à des femmes le contrôle de leurs nations et qu'ils ne se portent pas, avec cela, moins bien que nous ! .