Le premier tour de l'élection présidentielle, le 23 novembre 2014, a pratiquement confirmé, à tous points de vue, la tendance populaire des élections législatives du 26 octobre 2014. Il a surtout donné la preuve on ne peut plus convaincante que la Tunisie est un état de solide ossature, et une société de grande conscience, au moins en majorité. On ne saurait trancher s'il s'agit d'un Etat et d'un peuple exceptionnels ; mais il s'agit incontestablement d'un Etat et d'un peuple exemplaires. Voilà un Etat que des conditions et des épreuves de grande rigueur et d'extrême gravité ont failli démanteler, de façon intentionnelle ou fortuite, et qui se maintient dans l'essentiel de sa structure fondamentale évitant au pays une déroute imminente, donnant au comploteur, à l'intérieur et à l'extérieur, un signe de rejet, offrant aux patriotes les lumières de l'espoir et de la fierté. Quant aux leçons à tirer des deux derniers scrutins, elles semblent être les suivantes : Le peuple a décidé et confirmé d'écarter certaines figures et formations politiques incapables de lire l'Histoire et de tirer de leur lecture les enseignements qui se doivent. Il l'a fait parfois sévèrement parce que le peuple en bloc n'a pas d'état d'âme et parce que, comme un enseignant rigoureux, il préfère secouer la léthargie des mauvais élèves. Ainsi, il a d'abord mis au piquet les anciens du RCD qui ont raté l'occasion de s'aligner ensemble sur le cours et les revendications de la circonstance, en toute responsabilité et avec le courage qui se devait. Je reste personnellement convaincu que le 15 janvier 2011, quelque chose dans le RCD était encore possible pour éviter à leur parti une dissolution humorale, peut-être un peu préjudiciable au pays, d'une certaine manière. Au résultat d'un cafouillage incontrôlé et d'une juste évaluation du contexte, voire même d'une disparité et d'un narcissisme de mauvais aloi, le tout remettant en cause la dimension dont se vantait ce parti quand il était au pouvoir, au vu de tout cela donc, une attitude populaire s'est prononcée contre certaines figures et non contre la mouvance politique originelle, reconnue dans la pensée destourienne et sa figure emblématique, le Leader Habib Bourguiba. En toute logique donc, le peuple a trouvé que Nidaa Tounes est la seule formation politique à avoir sauvé et sauvegardé les acquis indélébiles du passé, tout en en corrigeant les défauts. Le Nidaa a aussi rectifié les choix erronés des années soixante-dix, quand certains politiques au pouvoir avaient encouragé l'islamisme politique pour réduire l'effet de la gauche qui devait être leur allié objectif. Tout cela, le Nidaa semble l'avoir fait dans un profond et inaliénable attachement à ses fondamentaux : la langue arabe, la religion musulmane (qui n'est pas l'islam politique) et la république. D'un autre côté, le peuple a dénigré la prétention de certaines figures de l'opposition classique qui, inadaptées aux nouvelles conditions de l'action et du discours politiques, ont continué à traîner la mélodie lassante et monotone de leur militantisme et de sacrifices « endurés » (comme si le peuple en était responsable et donc redevable de compensation à leur égard), insensibles aux attentes citoyennes et aux contraintes contextuelles, sombrant parfois dans des coalitions, voire des compromis contrenature, par opportunisme et par égoïsme. « L'égocentrisme et le chant des ruines, moi Peuple, je vous dis que je n'en veux plus. » Il reste alors les quatre pôles fondamentaux et les plus objectivement concevables sur la scène politique, en Tunisie d'abord, peut-être aussi dans plusieurs pays de même nature ou de profil socio-culturel similaire. Il y a donc Nidaa Tounès qui, comme précisé ci-dessus, reste le pilier principal du centrisme politique : assez enclin à droite pour initier l'investissement et l'ouverture économique nécessaire au bon fonctionnement de la dynamique de développement ; assez engagé à gauche pour avoir le souci des pauvres et des démunis et pour penser une politique de l'emploi susceptible de répondre au mal du chômage, endémique dans le monde entier mais particulièrement aggravé en Tunisie ces trois dernières années ; assez enraciné dans son identité arabo-musulmane pour ne pas avoir à la remettre en question et chercher à la transfigurer ; assez moderne pour nourrir l'ouverture, la tolérance, la paix et la solidarité en tant que principes éthiques de la réintégration de la Tunisie dans sa diplomatie de référence et de bonne performance. Il y a également, en tant que mouvance politique majoritaire, « l'extrême gauche », comme on l'appelait souvent. C'est ici le Front populaire qui, lui aussi, a révisé l'enclos idéologique où il s'était longtemps enfermé, insensible aux remous de l'Histoire. Ce mouvement semble aujourd'hui avoir trouvé la bonne intelligence qui permet son interaction avec tous les contextes où il est appelé à se mouvoir. Son idéologie évolue vers la pensée pragmatique, sans renoncer à son pilier fondamental : la cause sociale à son échelle la plus large et la plus variée. Le signe évident de cette évolution, c'est non seulement le score acquis dans les législatives, mais aussi la performance et le résultat de Hamma Hammami au premier tour de la présidentielle. On a là une mouvance politique, indépendante dans sa décision, libre dans sa pensée, civile dans sa conception de l'Etat, rationnelle dans le choix de ses coalitions. Elle est un facteur d'équilibre nécessaire et important dans la dynamique politique du pays. Il y a également un libéralisme de droite, modéré dans sa pensée et cultivant sa vision autour de la précellence de l'entreprise privée, mais essayant, inévitablement, de faire une place au social, avec un certain bonheur pour les uns, avec des maladresses certaines pour d'autres, mais assumant franchement son choix et oeuvrant à en rendre perceptible les effets bénéfiques. On y mettrait Yacine Brahim et son parti Afek, socialement perçu comme un « libéralisme propre », confirmant cette impression par la cohérence qu'il a cherché à donner à sa démarche en n'entrant pas dans la course à la présidence et en se rangeant du côté de Nidaa Tounes. Mais on y mettrait aussi Slim Riahi et son parti l'UPL, tous deux classés par certains dans la catégorie du « capital sale ». Il faudra donc au parti et à son président d'user d'une franche communication et d'une transparence incontestable pour corriger leur image et prétendre à un meilleur avenir politique. En quatrième configuration, il y a le parti Ennahdha et ses environs. Le peuple tunisien a de fait conclu à la nécessité d'un rôle à jouer par Ennahdha. Il s'est accommodé d'une évolution de ce parti vers une relativisation de l'islam politique et une non moins relative acceptation du l'Etat civil ; mais dans tous les cas, il y tient comme une composante de régulation et d'émulation sur la scène politique nationale. Le peuple a confirmé le poids du mouvement Ennahdha, hier premier, second aujourd'hui. Il l'a confirmé dans la première manche de l'élection présidentielle, car, ne nous trompons pas là-dessus, sans l'appui, faussement nié, à peine camouflé, d'Ennahdha, Marzouki n'aurait jamais obtenu le classement ni le nombre de voix qu'il a eus lors de cette échéance électorale. Il aurait tout juste eu sa vraie dimension : celle de son parti, de ses alliés inconditionnels (les Abbou et les Ayadhi), et une petite part de sympathisants invétérés. Aujourd'hui ni Ennahdha, ni Marzouki ne peuvent se défendre de leur mariage conclu et consommé. Le second ayant définitivement accepté de jouer la vitrine du premier, se complaisant dans son apparat de prestige mais supportant, presque seul, les aléas du parcours. Pour tout dire, il y a tout l'art d'Ennahdha de garder l'initiative ou l'influence sans en assumer les méfaits collatéraux. N'ayant pas un autre rôle à jouer parmi les poids conséquents de la balance politique, ce rôle de sous-traitant n'est pas pour déplaire au président sortant et il semble y avoir pris tellement de plaisir et d'intérêt qu'il ne serait pas à quelque violence près pour s'y affirmer : ses dernières déclarations et son langage, lors de sa campagne électorale, en donnent un avant-goût éloquent. En définitive, les Tunisiens doivent s'assumer et assumer leur responsabilité entière dans la détermination de leur destin à venir. Les forces intermédiaires, en l'occurrence le Front populaire (avec ses deux tendances) et le Front libéral (avec ses deux facettes), sont obligées de se positionner par rapport aux deux candidats, respectivement, du Centre (Le Nidaa et son président Béji Caïd Essebsi) et de l'extrême droite (Ennahdha par Marzouki interposé). Dès lors, les Tunisiens devront trancher entre ces deux modèles de sociétés, celui du Nidaa et celui d'Ennahdha : ils choisiront et ils seront obligés d'assumer leur choix, cinq ans durant. En dehors de cela, il n'y a que manipulation et démagogie. Tout discours sur la pureté des uns et le diabolisme des autres n'est plus de mise : il y a une Tunisie, celle de tous les Tunisiens, à la croisée des chemins de son Histoire, et il y a les Tunisiens devant le choix du destin. Le Marzouki d'Ennahdha, sans diabolisation aucune mais avec ce que cela suppose ou la Béji du Nidaa avec ce que cela laisse entrevoir. Le jour J, on dira : « Retour aux urnes Tunisiens, là où se joue votre destin ! »