Le moins qu'on puisse dire de Habib Essid, c'est qu'il est l'homme à mettre en échec tous les pronostics, surtout ceux-là qui sont motivés par des calculs politiques intéressés ou par des manigances très peu rationnelles. C'est à croire entendre certaines gens dire: « Ce Monsieur doit avoir une raison que notre raison ne saisit pas ! ». On s'en souvient, à l'annonce de sa désignation à la tête du gouvernement tunisien issu des premières élections libres et transparentes, ce n'étaient pas les critiques qui manquaient : « Un ancien secrétaire de Ben Ali nommé président du gouvernement », « Un ancien ministre de l'Intérieur de l'après janvier 2011 désigné chef du gouvernement », « Un proche de la Nahdha à la tête du gouvernement en Tunisie », etc. Sans parler de ceux qui ne lui trouvaient aucun charisme politique, « juste un pion de technocrate, choisi pour faire la politique de son président et ramener le pouvoir de l'ancien régime ». Bref, l'avis et son contraire, tantôt le visant en personne, tantôt à travers lui ciblant d'autres parties. Pourtant certains commentateurs ont invité à se demander si un tel profil pouvait, ou non, être ce qu'il y avait de mieux pour la Tunisie, dans les circonstances par lesquelles elle passait. D'aucuns avaient même appelé à voter un candidat indépendant pour la présidence de la République, pour assurer un minimum d'équilibre et de sérénité dans les rapports entre les partis ; mais il s'était avéré que de tous les candidats, aucun ne pouvait jouer ce rôle. La nomination d'un indépendant était donc perçue, relativement, comme une formule de substitution et aujourd'hui encore, la question de son profil comme solution préférentielle est encore d'actualité, en convergence avec l'évaluation du rendement du gouvernement et de son chef après huit mois d'exercice. Sur ce plan, un grand grief a été mis en valeur, dès le départ, consistant en l'absence de programme pour ce gouvernement de coalition qui, très vite, a laissé apparaître une relative incohérence et même l'inutilité de certains postes de ministres ou de secrétaires d'Etat. Il semblait que cela répondait plus au besoin d'obtenir une majorité confortable dans l'Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) plutôt qu'à une obligation d'efficience. D'ailleurs, avec l'adjonction d'Ennahdha et ce que cela avait provoqué au sein du parti de la majorité, certaines nominations devenaient franchement obsolètes du point de vue de la compétence surtout, mais aussi du reste de la chanson, jusqu'à la fin du paradigme : intégrité, transparence, efficacité, etc. A l'approche de l'échéance des cent premiers jours, première étape classique de l'évaluation, l'histoire des cinq points émanant de chaque ministre n'a pas assez convaincu, et le rendement qui s'en est suivi a creusé l'écart entre les impressions laissées par le rendement de chaque membre du gouvernement. Ainsi, à côté de ceux qui ne font rien ou presque et de ceux qui font ce qui n'est pas censé être leur objet, on a eu droit, heureusement peut-être mais non sans dégâts, des ministres qui en font trop et avec un excès de tapage, au défi du dialogue attendu et prétendu, et ceux qui sereinement conduisent une vraie politique d'écoute, d'analyse et de décision, comme il est entendu de faire. A chaque fois et à chacun, Habib Essid a apporté son soutien et a souvent pris sur lui ce qui était reproché à certains de ses ministres, donnant ainsi le signe évident de la responsabilité d'un chef d'équipe. Cela s'est confirmé davantage dans les nominations des responsables régionaux, surtout les gouverneurs, et plus tard des responsables locaux, surtout les délégués. A la conclusion de ce chapitre, la confirmation du sens de la responsabilité dans le juste milieu de la concertation et de la fermeté. On a beaucoup glosé sur le déplacement du président du gouvernement dans les locaux d'Ennahdha, à la veille de ces nominations, spéculant sur le retour de la logique du partage du gâteau, adoptée par la troïka ; mais à la fin, force était de conclure que le Monsieur se sert de l'écoute d'autrui, moins pour réaliser des deals que pour se faire sa propre idée et décider en conséquence. On aurait pu parler, à juste titre, d'un vrai « complot » de Habib Essid : un complot contre tous ceux qui avaient fait le partage numérique des postes à pourvoir entre les différents partis au pouvoir. De le voir ainsi agir, lui, l'homme sans parti, on ne peut s'empêcher de se demander : « Qui est donc derrière lui ? ». Et cette question passe, d'abord, par des spéculations sur son départ, à l'orée des débats budgétaires. Cela n'a pas manqué de s'infirmer par voie de fait, confirmant ainsi le maintien à la tête du gouvernement d'un homme dont l'objectif premier – ou la mission première – semble ne pas être la satisfaction des partis en coalition pour le gouvernement, même si leur écoute est de règle. Mus sans doute par des considérations idéologiques strictes et de leur parterre démagogique, ignorant, ou faisant semblant d'ignorer le contexte international et le poids déterminant de ses contingences et de ses obligations, d'aucuns parlent alors de tous les oncles qui, de là-bas, tireraient les fils de nos marionnettes, voire des marionnettes que nous serions. Chercher à trouver, là, l'essentiel des cartes de Habib Essid est peut-être à nuancer ; mais y voir un paramètre important n'est du tout pas à exclure. Il importerait cependant d'y voir un témoignage de confiance et la manifestation d'un pari sur la Tunisie pour la réussite du processus démocratique en dehors du « cercle des représailles ». Retour à la case départ et à la logique de l'ancien régime ? Habib Essid est catégorique à ce propos, il l'a scandé encore une fois lors de son dernier passage à New York : « Personne ne pourra rétablir l'ancien système en Tunis ». Il sait de quoi il parle, pour avoir accompagné de près les rouages du passé et les mécanismes du présent. De fait, le Chef du gouvernement sait que son chemin est toujours en cours et qu'il doit travailler dans l'esprit d'un mandat, dans l'indifférence presque, au mieux dans l'écoute de méfiance, à l'égard des spéculations inévitables et des coups de force envisageables. La coordination entre le gouvernement et l'ARP cherche à redonner du tonus à sa vivacité, peut-être pour montrer que la démission de Lazhar Akermi ne peut l'affecter et qu'on peut même se passer de ce ministère. Les projets de loi soumis à l'assemblée par le gouvernement finissent par passer, même ceux qui parfois suscitent des réserves soulignées de la part de certains partis de la coalition. Coordonner les politiques de quatre partis n'est pas chose facile si l'on entend conduire un gouvernement de réformes et non un gouvernement d'affaires courantes. Habib Essid le sait et le rappelle à chaque occasion, laissant imaginer le blocage qui résulterait d'un chef de gouvernement choisi dans les militants d'un parti. A présent, une importante évaluation va devoir se faire à l'occasion des débats budgétaires, surtout à propos de l'économie, ce dossier le plus vital qu'on a trop négligé pour l'aspect politico-politique, ce secteur que des effets pervers, surtout ceux d'un esprit « révolutionniste » mal rationalisé, risquent d'affecter gravement, contre tout intérêt de la communauté des citoyens. C'est dire qu'il y a toujours plus de pain sur la planche, à la fois pour les acteurs politiques et pour la conscience citoyenne, et qu'à la manière dont les efforts seront déployés dépendra l'avenir de la Tunisie.