Les Tunisiens sont tout à fait d'accord sur le fait qu'en 55 ans d'indépendance et durant deux règnes (Bourguiba: 30 ans, Ben Ali: 23 ans), jamais il n'y a eu d'élections réelles. Les deux présidents qui se sont succédé sont arrivés au pouvoir sans que personne les ait choisis, élus ou réélus, puis sont partis, le premier dignement ou presque, le deuxième, lâchement. Durant les deux règnes, il n'y avait eu qu'une parodie d'élections, personne n'y croyait, mais beaucoup jouaient le jeu hypocritement ou par intérêts croisés. Sauf qu'à chaque élection ou réélection mensongère, il y avait toujours eu un grand absent: la jeunesse tunisienne. Imperméable, hostile et même allergique à la chose politique, elle n'y a jamais pris part, de près ou de loin. Evidemment, en ces jours-ci, nous ne sommes pas encore à la phase des élections présidentielles, mais à la veille, tout de même. Les résultats des opérations d'inscription sur les listes électorales dégagent un chiffre jamais réalisé par le passé ni seulement espéré, une première: les 21-30 ans inscrits sont au nombre de 844.179, cependant que les 18-20 ans le sont au nombre de 142.280, soit, respectivement, 21,7% et 3,6% de l'ensemble général arrêté à 55% pour des électeurs potentiels estimés à 7 millions d'habitants. Les deux tranches réunies donnent 986.459 de jeunes inscrits sur un total de 3.882.727, soit le tiers, approximativement. Comment pourrait-on lire, chez la jeunesse tunisienne, cet intérêt soudain et plutôt massif pour la chose politique? Eveil? Maturité? Emulation? Nous craignons que ce ne soit ni l'un ni l'autre. A notre avis (mais on peut se tromper, évidemment), il n'y a que deux lectures possibles. La première a tout l'air d'être logique, ou s'inscrivant, du moins, dans la logique des choses: nos jeunes restent persuadés que ce sont EUX qui ont fait la Révolution tunisienne. Et c'est encore eux, soutenus par les adultes, qui ont précipité la chute du gouvernement Ghannouchi, ou ce qu'on appelle communément les derniers symboles de l'ancien régime. Par conséquent, cette bataille qu'ils restent convaincus d'avoir orchestrée et menée tambour battant, ils n'entendent pas la lâcher aujourd'hui, mais semblent déterminés à aller jusqu'au bout. Jusqu'au bout, c'est-à-dire: balayer au plus vite possible l'actuel gouvernement de transition (auquel on continue à reprocher mille et une choses) et contribuer à la mise en place d'un gouvernement qui réponde à leurs attentes, en tout cas à l'image de ce que doit être un Etat démocratique à leur sens. Mais c'est la deuxième lecture qui inquiète et fait vraiment frémir. D'une part, on ne connaît pas vraiment le profil de ces 986.459 jeunes inscrits. D'autre part, en revanche, nous avons pu constater de visu, à l'entrée ou à la sortie des bureaux d'inscription, un large échantillon de ces jeunes. Pour la plupart des barbus, ils arrivent en petits groupes de 5-6 personnes, s'acquittent de leur devoir, rentrent et reviennent avec d'autres qu'ils intimident avant d'amener à s'inscrire. Cela inquiète pour deux raisons. D'abord, chez ces jeunes, l'acte de s'inscrire (et, plus tard, de voter) n'est pas un acte libre, mais dicté. Oui, ils ont tout l'air d'être manipulés de manière très professionnelle, en profondeur. Or, n'est point démocratique un système qui repose sur l'intimidation, le bourrage de crâne et la manipulation. Ensuite, ces jeunes ne semblent aucunement prendre conscience qu'au bout du compte (et à supposer que les islamistes prennent le pouvoir), ils auront balayé une dictature pour tomber sous un système encore pire. Et c'est dommage! C'est dommage que les toutes premières élections libres en Tunisie puissent être entichées d'une idéologie pernicieuse, privilégiant, encore et toujours, l'intérêt propre à l'intérêt général d'un pays qui aspire au progrès. On voudrait bien d'une deuxième Révolution des jeunes, mais celle qui oriente le pays vers les Lumières, non vers l'obscurantisme.