A l'heure où Saâd Hariri, grand vainqueur des dernières élections législatives du 7 juin 2009, chef du Courant du Futur et force charnière du bloc du 14 mars, coalition de partis politiques libanais à l'origine de la révolution du Cèdre qui a mis fin à la présence syrienne dans le pays en 2005, peine à former un gouvernement d'Union nationale, le legs économique de son père, un homme d'affaires visionnaire, richissime, au cur de l'odyssée de développement de la péninsule arabique, nommé plusieurs fois premier ministre, à la suite de l'accord de Taief en 1990, censé mettre fin à la guerre civile libanaise(1975-1990), demeure encore l'objet de débats passionnés parmi l'intelligentsia beyrouthine et suscite de plus en plus de controverses au sein des analystes économiques, partagés entre ardents défenseurs de son uvre et violents pourfendeurs. Une uvre, une vie De par son cursus dans le monde des affaires, Rafik Hariri avait prouvé sa capacité à voir très loin. Déjà, avant d'atterrir au sérail, au début des années 90, il avait combattu les dégâts de la guerre civile libanaise en finançant des opérations humanitaires en faveur des sinistrés, octroyé des bourses d'études aux jeunes libanais, sans a priori confessionnel, afin de réduire la chair à canon des milices, couvert les soins de nombre de grands blessés et envoyé ses propres ouvriers, machines et bulldozers pour de gigantesques opérations de déblaiement. De la philanthropie ?! Ses partisans parlent plutôt d'une dette rendue à son destin. «Rafik Hariri avait les moyens, les yachts, les jets et les résidences pour jouer entre la Costa Esmeralda, Monaco, Marbella, Crans, Paris, Londres et Washington, possédait un domaine de chasse privé aussi grand qu'un pays dans la vallée du Zambèze africain mais refusait, en dépit des dangers potentiels pour sa vie, de tourner le dos à Beyrouth, à sa Saida natale, n'hésitant pas à s'engager dans les sables mouvants de la politique intérieure locale», déclare M. Hanni Hammoud, ancien conseiller de feu le Premier ministre, pour qui l'implication personnelle de son mentor dans la reconstruction du pays du Cèdre après l'accord de Taief relevait, dit-il, de l'obsession d'un forcené de la paix, de la conviction d'un homme désireux de rendre hommage à une certaine idée du Liban, terre de rencontre, de convivialité et d'intersection des cultures. Au fait, tout au long de ses différents mandats à la tête de l'exécutif libanais, Rafik Hariri, de l'avis de beaucoup d'observateurs, a conçu un plan de développement durable pour toutes les régions, réhabilité et embelli le centre-ville, naguère abcès de fixation de toutes les milices, redevenu, grâce au Holding Solidere, l'un des fleurons de l'empire du locataire de Koraitem, le symbole du renouveau touristique du Liban, renforcé le sentiment d'appartenance citoyenne chez les Libanais à travers des projets sociaux, éducatifs, religieux et médicaux et rétabli, autant que faire se peut, un certain équilibre entre les couches sociales, ce qui a fait de cet homme d'exception et de consensus, le point de ralliement des principales familles spirituelles du pays. Son assassinat, affirment ses partisans, visait à la fois le repositionnement économique du Liban dans la région du Moyen-Orient, entrepris en grande pompe depuis la fin de la guerre civile, à la suite du retour de la confiance chez les investisseurs nationaux et internationaux et le statut politique d'un grand homme d'Etat dont l'aura, le charisme et l'art du compromis lui ont conféré, dans un pays marqué dans sa chair de confrontations confessionnelles, souvent fratricides, une posture au dessus des luttes intestines des uns et des autres. La controverse, une spécialité libanaise On peut certes évoquer l'ancrage social, au pays du Cèdre, des écuries politiques traditionnelles, le rôle de la culture générale des différentes confessions et des perceptions, essentialistes, historiques qui forgent des grilles de lecture à même de perpétuer l'art de la controverse, de la polémique chez un peuple passionné, depuis des lustres, de compétition, de concurrence, d'émulation et de dépassement. Evidemment, le legs de Rafik Hariri, à l'instar de celui de Kamel Joumblatt ou d'un Foued Chiheb, tous des figures légendaires, emblématiques, continue, de ce fait, d'alimenter les débats dans un univers politique libanais où l'appartenance ethnique, l'identité religieuse, la position idéologique recoupent constamment une exacerbation dans les relations régionales. C'est ainsi que certains taxent la période du Premier ministre martyr de délire euphorique de l'économie de marché, de casino, de libéralisme sauvage, spéculatif, expression du triomphe de l'individualisme, tourné résolument vers les intérêts d'une couche sociale compradore, liée organiquement au gotha financier international, sans visage, prédateur et oligarchique. «Rafik Hariri a bâti, durant son passage à la tête du sérail, un pouvoir hors norme à travers un réseau dense, complexe d'intérêts matériels privés, enchevêtrés avec une gestion opaque de l'Etat et de ses finances publiques», clame M. Georges Corm, économiste et ancien ministre, qui a dénoncé, dans plusieurs apparitions télévisées, une dette publique à hauteur de 47 milliards de dollars (contre deux milliards en 1992), legs, dit-il, des années Hariri, une mégalomanie foncière criarde, au cur de projets contestés et contestables, un déficit gigantesque de la balance commerciale, un bilan consternant sur le plan factuel, une émigration permanente des cerveaux et des cadres du pays et une dépendance totale du Liban vis-à-vis de l'aide extérieure.