C'est une histoire que nous connaissons tous et que nous avons tous vécue au moins une fois. L'instituteur sort de la salle de classe après avoir désigné un élève (généralement le plus studieux) pour surveiller ses camarades et inscrire au tableau les noms de ceux qui bavardent pendant son absence. Ça n'arrive pas souvent, mais il est possible que l'élève studieux en question subisse une raclée à la récréation ou dans la rue pour avoir dénoncé ses camarades et causé leur punition. C'est généralement le plus costaud qui s'y met. Les élèves ont grandi, l'élève studieux est devenu président de l'instance nationale de lutte contre la corruption et le costaud est devenu chef du gouvernement. Cette histoire, si commune de nos enfances, ressemble comme deux gouttes d'eau à celle qui oppose Chawki Tabib à Elyes Fakhfakh. Le premier a dénoncé le second dans une plainte déposée au Pôle judiciaire financier. En réaction, et bien que démissionnaire et vivant ses derniers jours à la Kasbah, Elyes Fakhfakh a décidé de limoger sine die Chawki Tabib, sans aucune autre forme de procès. Pourquoi, comment, sur quelle base juridique ? M. Fakhfakh estime que nous n'avons pas besoin de savoir tout cela. Pire, il insinue que M. Tabib est corrompu puisqu'il accompagne sa décision de limogeage par l'ordonnance d'une enquête interne. C'est affligeant, c'est désobligeant, c'est indélicat, c'est bas, c'est petit.
Dans cette histoire, la structure même de l'Etat et de ses institutions sont secouées. Peu importe le nom de Chawki Tabib, c'est son statut qui compte. Peu importe qu'il soit corrompu ou pas, c'est sa fonction qui compte. Une fonction qui requiert indéniablement une immunité qui le met à l'abri des réactions enfantines du pouvoir exécutif quand celui-ci est ciblé par une enquête de cette Instance nationale de lutte contre la corruption. Depuis son arrivée, Elyes Fakhfakh et des membres de son équipe cumulent les scandales les uns derrière les autres. Est-ce la faute de M. Tabib d'avoir investigué là-dessus ? La fonction même de M. Tabib exige d'enquêter sur le sujet et c'est pour cela que nous le payons. C'est pour cela que son institution existe. Qu'aurait-il dû faire ? Un scandale éclate, tout le monde est ébranlé par les suspicions frappant Elyes Fakhfakh et par l'odeur nauséabonde du conflit d'intérêts. L'Etat, avec tout ce qu'il y a de puissant dans ce terme, a prévu le cas et a créé des institutions spécialisées pour enquêter sur ce type de sujets de corruption. L'Etat, avec tout ce qu'il y a de puissant dans ce terme, a inscrit ce processus dans la Constitution avec la création d'une instance indépendante spécialisée dans la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption (section V, article 130). Cette instance n'a pas encore vu le jour et une autre provisoire la remplace en attendant, elle s'appelle l'Inlucc et son président s'appelle Chawki Tabib. En s'attaquant à Chawki Tabib, en le limogeant, en l'humiliant, Elyes Fakhfakh n'attaque pas l'Inlucc, il attaque l'Institution, il attaque l'article 130, il attaque la Constitution, il attaque la bonne gouvernance, il promeut la corruption. Il y a des faits têtus, Elyes Fakhfakh a péché. Il n'est peut-être pas corrompu, il n'a peut-être pas de conflit d'intérêts, il est peut-être intègre et propre, mais il a péché et n'a pas fait de preuve de bonne gouvernance quand il a tardé à se débarrasser de ses parts et de son statut de gérant de cette petite entreprise qui a signé un gros contrat avec l'Etat, en plein confinement et alors qu'il est chef du gouvernement. Ce n'est ni aux médias, ni à Chawki Tabib de dire si Elyes Fakhfakh est corrompu ou pas, c'est à la justice de le faire. En attendant, la justice doit être saisie. Par qui ? L'Etat, par le biais de l'article 130 de la Constitution, a prévu que ce soit l'Inlucc qui le fasse et c'est ce qu'a fait M. Tabib.
En limogeant le président de l'Inlucc, le chef du gouvernement crée un très dangereux précédent. Plus aucun président de cette instance n'osera s'attaquer au chef du gouvernement puisque ce dernier a la possibilité de le rayer. A l'avenir, le chef du gouvernement peut baigner dans l'argent sale et la corruption, plus aucune institution de l'Etat n'osera lui demander des comptes. C'est là tout le danger de l'entreprise d'Elyes Fakhfakh, c'est grave, très grave pour la pérennité de l'instance de lutte contre la corruption, c'est très grave pour la démocratie. La ligue tunisienne des Droits de l'Homme, la Ligue des instances indépendantes, quelques partis et quelques médias sont montés au créneau pour crier au scandale. Tout ce beau monde était inaudible puisque la décision de limogeage a coïncidé avec l'annonce du gouvernement (on ne va pas dire que c'était fait exprès). Ce qu'il faut ? C'est pousser les partis, tous les partis, à monter au créneau pour faire annuler cette décision à la fois arbitraire, enfantine, inélégante et, surtout, dangereuse. Une décision de justice doit être prise en référé pour faire annuler le décret de limogeage scélérat. Ce n'est pas Chawki Tabib qu'on défend, c'est la fonction du président de l'instance nationale de lutte contre la corruption qu'on doit tous défendre. A défaut, c'est la lutte contre la corruption, la Constitution et l'Etat de droit qui sont ébranlées ! Ce sera la porte ouverte à une sorte de jungle où la corruption reviendra en force sans aucune possibilité de la contrer.