Critiquer l'action de Kaïs Saïed alors qu'il plane au-dessus des sondages et qu'il semble bénéficier d'une popularité immense n'est pas, de facto, un exercice séduisant pour une large partie du peuple. Toutefois, cela reste un exercice nécessaire si l'on souhaite être des citoyens, non des sujets. La parole présidentielle est digne de respect, en toutes circonstances, mais ce n'est pas une parole divine. Les personnes ne comptent pas devant l'intérêt de la patrie. Le flot d'insultes, de médisances et d'accusations que l'on reçoit à chaque fois que le président de la République est critiqué est d'une violence inédite. Il n'y a pratiquement plus de dialogue et les fans de Kaïs Saïed passent directement à l'injure et aux accusations de traitrise après avoir fait un passage à la mauvaise foi manifeste. Une mauvaise foi qui tente par exemple, depuis le 22 septembre, de justifier la suspension d'une partie de la constitution par un simple décret présidentiel. Tout cela est alimenté, sans cesse, par le président de la République lui-même. Il n'y a que des paroles, depuis le début. Ce sont, certes, des paroles exaltantes qui offrent un superbe écho aux discussions de café rythmées par le fameux « si on me donnait le pays ne serait-ce que 15 jours… ». Mais un simple calcul d'écolier jette un regard nouveau sur la chose : si l'on exclut la période 2011-2013 où il s'agissait d'écrire une constitution, le régime politique a été mis en application de 2014 à 2021. Sept ans dont deux sous la présidence de Kaïs Saïed, ce qui n'est pas peu. Deux ans de présidence pendant lesquels aucune initiative législative n'a été déposée, deux ans jalonnés de discours grandiloquents et d'envolées lyriques. Comme la seule action présidentielle est celle de la parole, celle-ci est obligée d'être de plus en plus violente, de plus en plus clivante pour couvrir le manque d'action et pour satisfaire ses soutiens et « son » peuple.
Tout récemment, le président de la République est revenu sur une affaire de location d'un terrain agricole de 147 hectares pour la modique somme de 27 mille dinars par an. L'attaque est directement dirigée contre le secrétaire général d'Attayar, Ghazi Chaouachi, qui était ministre des Domaines de l'Etat à l'époque des faits. Kaïs Saïed instrumentalise un dossier, dans lequel aucune irrégularité juridique n'a été constatée, pour se venger d'un ancien soutien. Il se venge de ce qu'il considère comme trahison, car avec Kaïs Saïed il faut adhérer à tout, tout le temps. C'est d'ailleurs ce que fait le mouvement Echaâb, et pourtant il ne daigne même pas discuter avec eux. Ce que le président de la République semble ignorer, c'est que le populisme crée aussi des attentes faramineuses chez la population. Ceux qui scandent son nom aujourd'hui et font de lui l'omni-président qu'il est devenu ont des revendications et demanderont des comptes à un moment ou à un autre. Il est possible qu'en exprimant leur mécontentement, ils rejoignent les rangs des « insectes », des « diables » et autres « traitres ». C'est que le populisme ne supporte pas la contradiction. C'est dans la même veine que le chef de l'Etat entretient le mythe selon lequel récupérer des biens volés à l'étranger ou encore régulariser la situation des terres domaniales suffirait à assurer la paix et le bien-être de chaque tunisien. C'est dans cet esprit que sa majesté Kaïs 1er a ordonné qu'une élue malade puisse bénéficier de soins, mettant de côté le fait qu'il s'agit tout simplement de son droit.
Les exemples sont multiples depuis l'accession au pouvoir de Kaïs Saïed. Le populisme est élevé au rang de politique avec toutes ses composantes : se faire le porte-voix et seul représentant du peuple, diviser ce même peuple entre patriotes et traitres, bons et mauvais et puis un soupçon de complotisme comme pour l'histoire de l'enveloppe empoisonnée ou celle du politicien qui est allé à l'étranger organiser l'assassinat du chef de l'Etat. Plus tard, quand on se posera plus sérieusement des questions sur le bilan du président, on nous dira qu'il a été empêché, qu'il est plein de bonne volonté mais que les islamistes ou les destouriens ou les extraterrestres l'ont empêché de mettre ses plans à exécution. Les membres de la campagne « explicative » du président de la République, qui écument les plateaux comme tous les politiciens du monde, font aujourd'hui la promotion du projet de refonte du système politique avec leur théorie d'une nouvelle démocratie participative qui viendrait de la base. Nous ne savions pas, du moins pour ma personne, que le danger imminent auquel il fallait faire face par l'activation de l'article 80 était la loi électorale ou le régime politique. Les membres de cette campagne, étrangement organisés comme un parti politique, eux qui souhaitent le renouveau, sont revenus dans la course au positionnement en tant que porteurs du projet phare du président. Ils auront maille à partir avec ceux qui entourent le président depuis son accession au pouvoir. En somme, une énième lutte de clans au sommet de l'Etat, n'en déplaise aux habitants de la planète de pureté et de sagesse d'où vient Kaïs Saïed.
Le populisme porte en lui les germes de sa propre déchéance. Cette posture du sauveur, défenseur du peuple contre une élite corrompue a bien trop souvent tourné au vinaigre dans l'Histoire. Les pires dictatures du monde étaient motivées par les meilleures intentions. Nous n'en sommes pas encore là, heureusement, mais on pourrait y aller. Maintenant, que les insultes pleuvent et que les accusations virevoltent !