Les propos et les mesures du président de la République sont difficiles à décrypter et il faut que quelqu'un les explique au « peuple ». Pour les citoyens ordinaires, ce sont des partisans de Kaïs Saïed qui font le tour des plateaux télévisés et des réseaux sociaux pour jouer aux décodeurs sous le titre de « membres de la campagne explicative du président de la République ». On y trouve des laudateurs sans biographie, à l'instar des Riadh Jrad, Kaïs Karoui ou Faouzi Daâs, mais aussi des enseignants universitaires de renom comme Amine Mahfoudh. Ce genre de courtisans existe dans tous les pays arabes du Golfe, en Corée du Nord ou à Cuba. Pour expliquer les mesures présidentielles au monde extérieur, il faut un autre calibre de laudateurs et c'est Othman Jerandi, ministre des Affaires étrangères qui occupe la délicate mission de décrypter les propos de Kaïs Saïed aux diplomates. Mardi 8 février, M. Jerandi a reçu les ambassadeurs du G7 en Tunisie, ainsi que l'ambassadeur de l'Union européenne (UE) et la représentante du bureau du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'Homme (HCDH). La réunion avait pour objet de leur « communiquer les véritables raisons ayant poussé le président de la République à dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) », d'après un communiqué du ministère des Affaires étrangères publié mardi en début de soirée. Plus tôt dans la journée, les ambassadeurs du G7 et celui de l'UE ont fait part de leur préoccupation par l'annonce de la dissolution du CSM. Idem pour Michelle Bachelet, représentante du HCDH, qui a appelé Kaïs Saïed à restaurer le CSM.
Qu'est-ce que Othman Jerandi pourrait bien expliquer aux ambassadeurs ? Si l'on comprend bien, Kaïs Saïed a expliqué les raisons de la dissolution du CSM au « peuple » tunisien, mais celles-ci ne seraient pas vraies, puisque (d'après le communiqué du MAE) il y a de véritables raisons que M. Jerandi va expliquer aux étrangers. Devant les ambassadeurs, le ministre a souligné que « le processus démocratique en Tunisie et le respect des libertés et des droits de l'Homme sont des choix irrévocables ». Ceci est faux, puisqu'il n'y a pas de démocratie (ni de dictature d'ailleurs) qui fonctionne sans assemblée. Le président tunisien a volé, le 25 juillet, les voix de 2,9 millions d'électeurs qui ont élu des députés pour les représenter pour un mandat de cinq ans. Il n'y a pas non plus de respect de libertés et de droits de l'Homme quand on constate toutes ces assignations à résidence et interdictions de voyage, sans aucune instruction judiciaire.
Continuant sur sa lancée, Othman Jerandi a expliqué aux ambassadeurs que la dissolution du CSM s'inscrit dans le cadre de la continuité de la rectification du processus démocratique lancée le 25 juillet 2021, conformément aux dispositions de l'article 80 de la Constitution et du décret présidentiel 117 du 22 septembre 2021. Ceci est également faux, car ni l'article 80 de la Constitution, ni le décret 117 (lui-même illégal) ne permettent au président de la République de dissoudre le CSM.
Le ministre des Affaires étrangères a souligné que les mesures prises concernant le Parlement, l'Instance nationale de lutte contre la corruption et le CSM ne visaient pas ces institutions, mais plutôt leur mode de fonctionnement en l'absence de gouvernance. C'est encore une supercherie, car le président de la République lui-même a déclaré (à deux reprises) avoir dissous le CSM et n'a jamais parlé de mode de fonctionnement. Concernant l'Inlucc, il n'y a plus de fonctionnement du tout et ses portes sont fermées et il y a (à ce jour) un fourgon de police devant leurs locaux. Idem pour l'assemblée dont l'accès est interdit par la police et l'armée. M. Jerandi a assuré que la dissolution du CSM n'implique en aucune manière une volonté d'ingérence dans le système judiciaire, mais s'inscrit plutôt dans un processus de réforme du système judiciaire afin de consacrer son indépendance. C'est encore une contrevérité proférée par le ministre puisque l'intervention du 6 février du président est synonyme d'ingérence. Pire, l'annonce de cette intervention s'est faite depuis le ministère de l'Intérieur, ce qui veut dire clairement que le pouvoir exécutif (avec ses forces armées) a fait main basse sur le pouvoir judiciaire.
Si Othman Jerandi voulait offenser son auditoire de diplomates et les prendre pour des idiots, il ne saurait s'y prendre autrement. Il cherche à blanchir les actes anti-démocratiques et anticonstitutionnels, du président de la République, en usant d'un lexique du XXe siècle et en croyant naïvement que ces diplomates ne savent pas ce qui se passe dans le pays. Diplômé en communication de l'Institut tunisien de presse, dans les années 1970, M. Jerandi aurait pu faire une grande carrière dans la Pravda soviétique ou de l'ancien bloc de l'Est. Sauf qu'il a atterri aux Affaires étrangères où il a occupé différents postes d'ambassadeur (Corée du Sud, Nigeria, Jordanie) et de directeur de département. C'est grâce à la sinistre troïka qu'il perce réellement puisque Ennahdha fait appel à lui en 2013 pour succéder à Rafik Abdessalem au poste de ministre des Affaires étrangères et ce jusqu'à l'arrivée du gouvernement de Mehdi Jomâa en février 2014. Il est rappelé par Hichem Mechichi en août 2020 sur proposition de Kaïs Saïed et, depuis, il ne fait que jouer aux extincteurs et aux blanchisseurs. Il expose sa propre personne en tentant, à chacune de ses sorties, de justifier l'injustifiable et de nier des évidences.
Pense-t-il sincèrement que ses propos devant les diplomates sont crédibles et qu'il lui suffit de leur dire que les intentions de Kaïs Saïed sont bonnes et que le président est un démocrate-né pour qu'ils le croient ? Isolé dans sa tour d'ivoire du Nord-Hilton, Othman Jerandi n'a de contact ni avec les partis, ni la société civile, ni la presse. Contrairement à tous ses prédécesseurs, il n'a toujours pas organisé de rencontre avec les journalistes, ni officielle, ni informelle. Naïvement, il pense que les ambassadeurs sont comme lui. Il ignore, ou feint d'ignorer, que les diplomates accrédités à Tunis font correctement leur travail qui consiste, entre autres, à être en contact quasi-permanent avec les représentants des partis, des syndicats, des ONG et des médias. Et, le plus souvent, ces rencontres sont informelles. En tentant, en vain, de blanchir Kaïs Saïed avec de grossiers mensonges, Othman Jerandi ternit sa propre image et celle de la Tunisie. Il montre surtout qu'il est un piètre diplomate qui ne sait pas ce que diplomatie veut dire et inscrit son nom dans une des pires périodes de l'histoire du pays, celle de la naissance d'une nouvelle dictature qui ne respecte ni la justice, ni la démocratie.