Il fût un temps, pas si lointain, où l'expression « les forces vives du pays » avait un sens. Nous nous les représentions principalement dans certaines organisations nationales et quelques mouvements spontanés de jeunes activistes. Ce temps a connu son apothéose en 2013 et 2014 quand des organisations nationales avaient pris leurs responsabilités et ont sauvé le pays de la déchirure et de la discorde en organisant le dialogue national. On avait également été les témoins de la forte opposition de certaines jeunes au projet de réconciliation nationale sous le slogan « manich msemeh » (je ne pardonnerai pas, ndlr). Aujourd'hui, il semble que ces forces ne sont plus aussi vives qu'elles l'étaient, alors que le moment est mille fois plus dangereux. La plus grande et la plus influente des composantes de ce que l'on appelait le quatuor, l'UGTT, est restée empêtrée dans des calculs internes relatifs à la tenue de son congrès il y a près d'un mois. Maintenant que cette étape a été, tant bien que mal, franchie, l'UGTT semble privilégier le calcul et se défausse totalement de son rôle politique. Ses combats sont réduits aux négociations salariales et à la préservation du pouvoir d'achat. La circulaire gouvernementale N°20 sur les négociations avec les syndicats semble déranger l'UGTT bien plus que l'annulation pure et simple de la constitution par le décret 117 du 22 septembre. Le fait que le président de la République se soit accaparé tous les pouvoirs n'émeut pas plus que cela la centrale syndicale. Cette dernière en arrive même à monter en épingle une rencontre protocolaire traditionnelle entre le chef de l'Etat et le nouveau bureau exécutif élu de l'organisation, et l'on nous présente cela comme la preuve que la relation n'a pas été rompue… Certains diront que l'UGTT se ménage et ne veut pas entrer en conflit avec le pouvoir en place pour préserver le bien du pays. Mais aujourd'hui, le pouvoir d'achat est au plus mal, les perspectives économiques sont sombres et même les produits alimentaires de base viennent à manquer. Le défunt Habib Achour, dont le décès a été commémoré en grande pompe par l'UGTT avant-hier, aurait bougé pour beaucoup moins que cela.
L'Utica, de son côté, n'a pas bougé une oreille devant la situation politique que connait le pays. Il est vrai qu'il ne s'agit pas là d'une organisation connue pour sa témérité vis-à-vis du pouvoir en place, quelle qu'en soit la nature ou l'identité. Toutefois, la centrale patronale a une obligation morale et une responsabilité nationale devant la détérioration de la situation du pays. Il ne sert à rien d'être riche dans un pays en ruine. Il ne sert à rien d'être le roi d'un tas de cendres. L'Utica s'est murée dans le silence et la prudence devant des développements qui touchent directement les intérêts et les activités de ses affiliés. Nombre de chefs d'entreprise et d'hommes d'affaires ne se sentent pas suffisamment défendus par leur organisation. Pourtant, ils ont dû faire face à une campagne de diabolisation sans précédent à laquelle a participé le président de la République en personne. En plus, ils vont devoir s'adapter à une loi de finances qui nuit directement à des pans entiers de l'économie, comme celui des sociétés de commerce international. Face à tout cela, l'Utica joue les autruches.
Mais l'acteur le plus absent, le plus insipide durant toute cette période est sans doute la Ligue tunisienne des droits de l'Homme. Quelques communiqués laconiques, la signature de quelques autres communiqués communs avec d'autres associations, et puis s'en va ! Le souvenir de cette LTDH en première ligne dans tous les combats qui concernent les droits de l'Homme parait aujourd'hui bien lointain tant la ligue d'aujourd'hui se complait dans l'inertie. On pourrait même la soupçonner de complicité quand on voit que la ligue ne prononce pas un mot devant les procès de civils devant des juridictions militaires. Quand la ligue ne s'émeut pas des mises sous résidence surveillée et de l'utilisation à outrance de la loi sur l'état d'urgence, quand elle est aux abonnés absents devant les arrestations arbitraires et les dépassements de la loi, nous pouvons supposer qu'elle est en mort clinique. Heureusement que le vice-président de la LTDH, Bassem Trifi, est là pour tenter de sauver l'honneur et qu'il s'est clairement exprimé, parfois en son nom propre, à chaque fois que les droits de l'Homme ont été menacés ou atteints.
Le dernier élément du défunt quatuor est l'Ordre national des avocats. Sous la conduite de Brahim Bouderbala, l'ordre des avocats a même salué le coup d'Etat et a tenté, à plusieurs reprises, de le légitimer. Au moins deux avocats ont été placés en détention de manière douteuse : Noureddine Bhiri et Abderrazek Kilani, silence radio de la part de l'ordre des avocats. L'ordre était même embarrassé par ces histoires et le bâtonnier a dû déployer des trésors de souplesse intellectuelle pour esquiver les questions et les reproches. Quand il est questionné sur la mise en résidence surveillée de Noureddine Bhiri par exemple, Brahim Bouderbala se cache derrière les vieilles positions de l'ordre concernant la non-constitutionnalité de la loi sur l'état d'urgence, mais rien de plus. Quand l'ancien bâtonnier Abderrazek Kilani a été arrêté, l'ordre a été obligé de prendre position, mais de la manière la plus molle du monde. Dans son communiqué, l'ordre dit « refuser la facilité avec laquelle un mandat de dépôt a été émis à l'encontre de l'ancien bâtonnier Abderrazek Kilani ». Brahim Bouderbala ne cesse de répéter sur tous les plateaux qu'il a confiance en Kaïs Saïed et que ce ne peut être un dictateur. Il oublie que l'ordre des avocats faisait jadis partie des organisations qui luttaient contre les dérives autoritaires. Aujourd'hui, l'ordre leur trouve des justifications.
Au-delà des organisations structurées et anciennes, la lutte s'était aussi organisée dans la rue en 2012 et 2013. Pas un jour sans une manifestation ou un sit-in. On voyait surtout des groupes de jeunes développer une conscience politique et prendre possession de la rue pour manifester contre les gouvernants. Ainsi le cas du mouvement « manich msemeh » qui avait fait reculer Béji Caïd Essebsi dans son projet de réconciliation nationale. Le mouvement avait pu influencer le parlement pour amender profondément le projet. Aujourd'hui, le président de la République, Kaïs Saïed, est en roue libre et légifère par décret. Il a même son propre projet de réconciliation avec les corrompus. Le projet du président est dangereux et obscur, pourtant personne dans la rue. L'illusion selon laquelle Kaïs Saïed s'attaque aux islamistes marche encore apparemment.