Imaginez un instant comment auraient été les réactions de la société civile et des médias si Rached Ghannouchi, président d'Ennahdha, était allé à l'aéroport Tunis-Carthage saluer les pèlerins et leur dire que la nation tunisienne n'en est pas une, à vrai dire, mais elle est plutôt une composante d'une umma. C'est cette interrogation qu'a posée ce matin mardi 21 juin 2022 Mourad Zeghidi lors de sa quotidienne sur IFM, une heure après la visite du président de la République Kaïs Saïed à l'aéroport pour saluer les pèlerins. Répondant aux questions des journalistes lors d'un point de presse improvisé, le président a pris tout le monde de court en évoquant la constitution et son fameux article 1 relatif à la religion de l'Etat. Après avoir répété qu'un Etat ne peut pas avoir de religion, il a indiqué que c'est la umma qui est musulmane ou pas et que c'est cette umma qui sera redevable devant Dieu. « Ce concept sera intégré à la nouvelle république », a précisé le président, affirmant dans la foulée que « L'Etat doit œuvrer pour l'accomplissement des objectifs de l'Islam et de la "Chariâa" »…
Concrètement, Kaïs Saïed est en train de réussir tout seul là où les islamistes d'Ennahdha, les islamistes extrémistes de Hizb Ettahrir et les salafistes terroristes d'Ansar Chariâa ont échoué. La bataille idéologique opposant les laïcs et les islamistes de tous bords était autour de la chariâa et du concept de la nation. Les républicains laïcs considéraient et considèrent encore la Tunisie comme un Etat-nation, alors que les islamistes de tous bords ne la considèrent que comme une entité d'une large umma islamique s'étendant de l'Atlantique au Pacifique. Les dénominations changent, mais le principe reste le même. Pour Ennahdha, la Tunisie va œuvrer pour la réinstauration du sixième califat (propos de Hamadi Jebali, chef du gouvernement islamiste 2011-2013) ; pour Ettahrir, ce n'est qu'une wilaya (gouvernorat) alors que pour les salafistes, il est impératif de revenir aux modèles établis à l'époque du prophète. Ce qu'a dit Kaïs Saïed ce mardi 21 juin 2022 ne diffère en rien, sur le fond, de ce que disent les islamistes qu'ils soient modérés ou extrémistes. Il balaie d'un revers le concept de citoyenneté pour le remplacer par la umma. Se perdant dans de vagues descriptions linguistiques, il relève que les occidentaux définissent les citoyens par leur nationalité, alors qu'en langue arabe, on les définit par leur genre (jensya). En clair, il remet en question le principe même de citoyenneté et de liberté de conscience puisque, à ses yeux, les Tunisiens font partie de cette umma islamique. En conclusion les salafistes en ont rêvé, Kaïs Saïed l'a fait.
Ce côté salafiste de Kaïs Saïed n'est pas surprenant pour les observateurs avertis. Ils l'ont deviné dès le jour où il s'est prononcé contre l'égalité de l'héritage en affirmant que le texte religieux est clair et sans ambiguïté là-dessus. A ses premiers jours à la présidence, il multipliait les sorties à la mosquée et les images qui le montraient pieux. Depuis le 25 juillet et sa soi-disant guerre contre les islamistes d'Ennahdha, plusieurs voix se sont élevées, y compris parmi les intellectuels les plus laïcs, pour dire que Kaïs Saïed est un vrai républicain laïc et qu'il est juste conservateur. Les voix opposées ont beau signaler que le président n'a rien fait de concret contre les islamistes d'Ennahdha et qu'il est aussi islamiste qu'eux, elles n'étaient pas audibles.
Cette sortie du 21 juin devrait lever le doute. Ce que propose Kaïs Saïed ne diffère en rien des objectifs des islamistes, qu'ils soient extrémistes ou modérés. Se sentant minoritaire, Ennahdha a mis de l'eau dans son vin et a tout fait pour se donner l'image d'un parti civil républicain et démocrate, comparable aux chrétiens-démocrates occidentaux. Le parti islamiste a énormément perdu en adoptant cette politique modérée et il a été rapidement lâché par les islamistes conservateurs et extrémistes. Dès 2013, le parti a accepté que la chariâa ne soit plus évoquée dans la constitution et qu'elle ne soit même pas une source d'inspiration. Grâce à la pression générale et à la défense de ce que l'on appelle le modèle tunisien modéré, Ennahdha a même accepté qu'il soit inscrit, dans la constitution, un article défendant la liberté de conscience. Les islamistes extrémistes étaient fous de rage, ils ont crié sur tous les toits que les députés d'Ennahdha ont tourné le dos à l'islam, mais le texte est passé quand même. Les laïcs pouvaient passer à l'étape suivante et tenter, vainement, de passer la loi de l'égalité de l'héritage.
Avec la constitution de Kaïs Saïed c'est un véritable retour en arrière que l'on va vraisemblablement enregistrer. La fuite de ce matin n'a rien d'anodin, elle reflète tout l'état d'esprit du président de la République qui cherche à imposer son texte coûte que coûte. Laissant très peu de place au débat, il entend dévoiler la constitution le 30 juin et la faire valider le 25 juillet lors d'un référendum. Comment peut-on discuter du texte le plus sacré d'une nation en seulement vingt-cinq jours ? Les citoyens ont-ils un droit de regard et la possibilité de faire modifier des articles ? Le président balaie d'un trait la question, pour lui le seul texte sacré est le Coran. Quant aux citoyens, ils font partie, malgré eux, d'une umma et cette umma se doit de s'incliner devant les directives de ses dirigeants et de la chariâa. Peut-on dire que l'on se dirige vers un Etat théocratique ? On pourrait le croire quand on sait que Sadok Belaïd, chargé de rédiger le texte de la Constitution, a dit que le système politique choisi est nouveau et n'existe pas ailleurs. D'ores et déjà, on a supprimé la question de séparation des pouvoirs. Désormais, la justice n'est plus un pouvoir, mais une fonction. C'est un peu ce qui existait sous le règne des califats. Avec Kaïs Saïed, la Tunisie fait un véritable bond en arrière à l'époque de l'épopée islamique qui conquérait les terres (dont la Tunisie) à tour de bras et islamisait les peuples de gré ou de force. Ce que nous prépare Kaïs Saïed, visiblement, c'est une islamisation de force, puisque nous allons faire partie d'une umma désormais et non plus d'un Etat-nation. Quid des Tunisiens qui rejettent l'islam ou qui ne sont pas nés musulmans ou encore ceux qui considèrent que la religion est une affaire personnelle et que l'Etat n'a pas à s'immiscer dedans ? Force est de reconnaitre que les islamistes d'Ennahdha, qu'on dénigrait matin et soir et qu'on accusait de tous les maux, ne sont pas allés aussi loin que le « calife » salafiste Kaïs Saïed.