Imaginez un instant être à la place d'un enquêteur de la brigade antiterroriste à la caserne de Bouchoucha. Vous devez interroger deux leaders islamistes notoires que sont Rached Ghannouchi et Ali Laârayedh à propos du dossier de l'envoi de milliers de jeunes Tunisiens en Syrie. Pour ce faire, vous vous basez sur la plainte de l'ancienne élue et membre de la commission consultative pour une nouvelle république, Fatma Mseddi. Ledit dossier est en grande partie constitué des témoignages entendus dans le cadre du travail de la commission parlementaire qui devait enquêter sur le même sujet, autant dire aucun élément concret. Cela n'empêche que vous êtes un maillon essentiel dans un dossier qui fait la une des journaux et qui accapare l'attention du pouvoir en place et de l'ensemble de la scène politique. Ce n'est franchement pas confortable. Il va sans dire que le dossier de l'envoi de jeunes en Syrie est très important pour le pouvoir en place. Son activation après des années est une preuve suffisante pour le démontrer. D'un autre côté, il est impensable pour le pouvoir en place de revivre un autre épisode Bhiri, avec une enquête qui ne mène à rien outre blanchir l'accusé que l'on pensait mettre en prison. C'est dans cette logique que la justice s'est saisie de la plainte de Fatma Mseddi à propos d'un dossier dans lequel les coupables sont tout trouvés, à savoir les islamistes. Depuis bientôt dix ans, toute la scène politico-médiatique répète à l'envi que le mouvement Ennahdha, quand il était au pouvoir, a facilité, encouragé et même poussé à l'enrôlement de plusieurs milliers de jeunes dans des groupes terroristes actifs en Libye et en Syrie. Le prouver aujourd'hui au niveau judiciaire est une autre paire de manches. Toutefois, le fait de s'appuyer sur des publications Facebook et sur des campagnes virtuelles véhiculant tous types de fake news n'est pas nouveau pour le pouvoir en place. Ce sont les mêmes sources qui avaient été employées pour faire dire au président de la République qu'un ancien élu possédait 1500 millions de dinars et que la femme, au chômage, d'un avocat possédait 100 mille dinars sur son compte et plusieurs résidences. Par conséquent, voir ce même pouvoir se mobiliser sur le dossier en question n'est pas étonnant, d'autant plus que le gain éventuel est alléchant. En ces temps de pénuries et de crise économique, ce serait une aubaine pour le pouvoir que de parvenir à mettre des figures islamistes de premier plan sous les verrous dans un dossier aussi polémique que celui des jeunes envoyés en Syrie. A l'inverse, si jamais ils s'en sortent, ils seront définitivement blanchis et pourront clamer qu'il s'agit d'un procès politique contre les leaders d'une force importante d'opposition au pouvoir.
Par contre, le fait que le pouvoir en place ne sache pas bien s'y prendre pour faire rendre des comptes aux islamistes ne veut pas dire que ces derniers sont innocents. Bien des crimes ont été commis durant la période où ils ont été au pouvoir. Dans le dossier des jeunes enrôlés pour aller en Syrie, le pouvoir s'est montré particulièrement laxiste. Un gouvernement qui se respecte ne peut, en aucun cas, permettre que des milliers de ses jeunes soient acheminés en Syrie comme du bétail pour servir de chair à canon dans une guerre d'influence régionale. Le passage de Ali Laârayedh au ministère de l'Intérieur restera dans les annales comme l'un des pires au niveau des libertés, de la sécurité et de la gestion des mouvements sociaux. Les agressions du 9-Avril, la chevrotine à Siliana, la parade de Ansar Chariâa à Kairouan et l'attaque de l'ambassade américaine sont des évènements dramatiques qui ont eu lieu alors que Ali Laârayedh était à la tête du ministère de l'Intérieur. Les soupçons d'enrichissement illicite de plusieurs figures nahdhaouies datent également de la même époque. Tout cela sans compter le tort causé à l'Etat tunisien et à la Tunisie par les mauvais choix politiques et la spirale d'endettement dans laquelle le pays est empêtré jusqu'à ce jour. A peine les Tunisiens se sont ouverts à la politique et à la chose publique juste après la révolution, que les islamistes ont eu le chic de provoquer, en un temps record, une fatigue démocratique qui engendre des taux d'abstention record et cette résignation que l'on voit aujourd'hui envers ce qui s'apparente à un pouvoir despotique en devenir.
Le pouvoir de Kaïs Saïed a besoin d'une victoire, d'une réalisation. Devant la déliquescence de la situation économique et sociale, les pénuries à répétition et la dégringolade du pouvoir d'achat du Tunisien, le pouvoir doit présenter un semblant de bilan. Il ne faut pas oublier, non plus, que les élections législatives approchent et que, même si le prochain parlement n'aura que des prérogatives assez limitées, Kaïs Saïed ne peut tolérer une autre gifle électorale. Le plus sûr chemin vers ces réalisations, comme l'ont fait les islamistes durant la période de la troïka, est de mettre « les ennemis » en prison. Rached Ghannouchi, Ali Laârayedh, Habib Ellouze et autres doivent absolument se faire condamner pour redonner un peu d'oxygène au pouvoir en place. Les groupies du président et une partie non négligeable de l'opinion publique s'en féliciteront durant des semaines et cela permettra d'aborder un hiver, qui s'annonce chaud, avec plus de sérénité.
Quoi qu'il en soit, c'est à quitte ou double pour le pouvoir en place et particulièrement pour la ministre de la Justice, Leila Jaffel, qui a, comme par hasard, retrouvé les faveurs du président de la République qui l'a reçue le 16 septembre après l'avoir ignorée depuis la révocation illégale des juges en juin dernier. La question est de savoir si les leaders islamistes vont être emprisonnés pour ces crimes ou s'ils sortiront bancs comme neige de Bouchoucha. Habib Ellouze et Rached Ghannouchi ont été relâchés par le parquet alors que tous les aficionados du pouvoir se félicitaient déjà de son emprisonnement. Seul Ali Laârayedh a été placé en garde à vue. Le résultat de ce coup de poker du pouvoir s'annonce perdant.