On la présente comme l'Amazon de l'Afrique et c'est probablement vrai au vu des centaines de milliers de produits vendus sur sa plateforme. Le géant de la vente en ligne Jumia use cependant de plusieurs stratagèmes, pas toujours respectueux de la loi. Business News a mené son enquête. C'est le Black Friday, les soldes à l'américaine. Le concept est né aux Etats-Unis aux années 1930 après la grande dépression. L'objectif étant de redynamiser l'économie en proposant des soldes monstres au lendemain de la fête du Thanksgiving et avant Noël. Ainsi, à chaque mois de novembre, les magasins affichent les panneaux du Black Friday avec des soldes fortement alléchants. Pourquoi Black ? Pour signifier que les rues sont noires de monde. Importé en Europe après plusieurs décennies, le Black Friday a fait son entrée en Tunisie, il y a quelques années à peine, grâce à la plateforme de vente en ligne Jumia, qui serait la première du pays en termes de chiffre d'affaires et de volume. S'agit-il de vrais soldes comme on en voit ailleurs ? Très connue en Tunisie, notamment chez les adeptes des réseaux sociaux et des férus de l'e-commerce, Jumia a été créée par le français quadragénaire Jérémy Hodara en 2012 et est présente dans onze pays africains, au Portugal, en Chine et aux Emirats Arabes Unis. Juridiquement, c'est une entreprise française dont les principaux actionnaires sont notamment Orange, Axa, Goldman Sachs… Son slogan, c'est 100% Africa, 100% Internet. D'après ses chiffres officiels, elle disposerait de plus de cinquante millions de produits sur sa plateforme qui aurait reçu 1,1 milliard de visites en 2021. Elle est parfois appelée l'Amazon de l'Afrique ou Ali Baba de l'Afrique et ce en raison de l'absence totale de ces géants internationaux de la vente en ligne sur le continent noir. Jumia présente ses propres produits, mais sert également de « market place », c'est-à-dire de vitrine pour d'autres entreprises de commerce en ligne. Comme sur Amazon ou sur Ali Baba, on trouve de tout, allant des meubles à l'électroménager en passant par les vêtements, les articles de maison, la quincaillerie, la parapharmacie ou la droguerie. Il y a tellement de tout que certains l'assimilent à Sidi Boumendil, célèbre rue tunisoise où l'on propose divers produits bas de gamme. Ce n'est pas très vrai, car il existe également sur Jumia des produits de haute qualité à des prix défiant toute concurrence.
Théoriquement, le Black Friday chez Jumia est l'occasion propice pour obtenir les meilleurs prix des produits proposés. C'est ce que nous avons tenté de vérifier, sachant que la période de ce type de soldes est propice pour s'adonner à des pratiques trompeuses, parfois même frauduleuses. Si certaines promotions sont réellement alléchantes, d'autres s'avèrent factices. Certains commerçants profitent, en effet, du Black Friday pour augmenter leurs prix tout en affichant des « remises exceptionnelles » pour des produits dont le prix final est supérieur à celui proposé avant les soldes. En consultant le site de Jumia, nous nous sommes rendus compte que certains vendeurs ont manipulé les prix des articles qu'ils proposent à la vente sur cette plateforme. Les offres fantaisistes correspondent, d'ailleurs, à la vraie valeur de la marchandise, si ce n'est plus, et n'ont ainsi rien à voir avec les offres avantageuses que vantent les vendeurs. Interrogé par Business News à ce sujet, le directeur général de Jumia, Kaïs Sanchou nous a expliqué que la plateforme avait mis en place un algorithme spécial pour la période du Black Friday. Cet algorithme intelligent est supposé détecter ce genre de pratiques trompeuses, mais, visiblement, certains revendeurs arrivent à passer entre les mailles du filet. Expliquant que seuls certains produits portent le tag Black Friday et sont, ainsi, réellement vendus à rabais, le directeur général de Jumia Tunisie a affirmé que la plateforme comptait, également, sur le feedback de ses utilisateurs pour signaler ces cas et ainsi procéder aux démarches nécessaires vis-à-vis des commerçants. Interrogé sur la procédure et les sanctions, Kaïs Sanchou a souligné que la plateforme peut aller jusqu'à bannir un commerçant en cas de délit avéré. Nous noterons que la plateforme dispose d'une rubrique à travers laquelle les acheteurs peuvent signaler des informations incorrectes sur un produit ou des produits en infraction.
Outre les offres factices sur le site, nous avons aussi pris connaissance d'une autre tromperie sur Jumia en cette période de Black Friday. Ainsi, et depuis le 4 novembre, une banque de la place a envoyé des SMS à ses clients leur expliquant qu'ils peuvent bénéficier de 15% de remise sur leurs achats par carte bancaire sur Jumia. Chose que nous avons testée nous-mêmes pour constater que nous n'avons eu droit qu'à quinze dinars de remise sur le produit acheté et non 15%.
En contactant la banque en question, on nous a fait comprendre qu'il s'agit de remises qui peuvent aller jusqu'à 15% niant toute responsabilité sur cette offre. Cette réponse donnée par l'agent est, elle-même, erronée. En réalité, et comme indiqué sur la page Facebook, les remises sont plafonnées à quinze dinars et à concurrence de quatre achats seulement. En clair, le SMS de la banque est trompeur, puisqu'il ne parle pas de plafonnement et incite seulement la clientèle de la banque à aller acheter sur Jumia pour profiter d'une remise de 15%.
Plusieurs clients de la banque ont d'ailleurs mal réagi au SMS reçu et ont publié des messages sur Facebook appelant à la préservation de leurs données personnelles. "La banque n'a pas à donner mon numéro à Jumia à des fins publicitaires", ont signifié ces clients de la banque. Autre incongruité lors de l'achat en ligne en utilisant la carte de paiement de la banque en question, Jumia vous oblige à passer par son autre plateforme Jumia Pay et non par celle de Monétique Tunisie, comme c'est le cas dans les autres sites de vente en ligne ou encore les sites publics, comme la Steg, la Sonede… On nous explique que Jumia Pay utilise la plateforme de la Poste, mais ceci n'est indiqué nulle part sur le site. Résultat, certains clients méfiants refusent d'insérer leur numéro de carte et le code CVV, faute de confiance en cette plateforme inconnue dans le paysage monétique tunisien.
Autre test effectué cette semaine chez Jumia, à l'occasion de notre enquête, celui des courses chez une grande surface. La plateforme Jumia Food promet de livrer les courses en 25 - 35 minutes. Business News a testé le service et, manque de pot, le délai n'est pas respecté, comme l'indiquent les captures d'écran prises cette semaine. Nous avons passé la commande à 19h03 heures pour être livrés vers 21h18, sachant que la commande a été annulée à plusieurs reprises par l'enseigne, pour des raisons inconnues. Il a fallu contacter le service client (par chatbot) qui a pris en charge notre réclamation.
On notera que le service clients de Jumia s'est distingué par sa grande courtoisie, son professionnalisme et son efficacité immédiate. On ne peut pas dire de même des livreurs. Si certains affichent un sérieux respectable, d'autres dérogent à plusieurs règles, notamment la sécurité. Plusieurs livreurs à moto, reconnaissables avec leur sac Jumia Food, sont un véritable danger sur la route. Sans casque de protection, ils se permettent de griller les feux rouges, de rouler à contre-sens et à grande vitesse mettant ainsi en péril leurs vies et celles des usagers de la route. Généralement, comme nous l'explique l'un d'eux, ils sont « indépendants » et payés à la course (quatre dinars). Plus ils en font, plus ils gagnent d'argent. Le véhicule dont ils disposent est le leur et n'appartient pas à Jumia. En clair, les livreurs de Jumia ne sont pas des salariés de Jumia, ne bénéficient pas de couverture sociale et font profiter la société de leur propre véhicule. Il s'agit là clairement d'un travail dissimulé si l'on suit à la lettre le code du travail tunisien. Où est l'inspection du travail, où est la CNSS ? Jumia n'est pas la seule à pratiquer ce manège dans le monde du commerce en ligne. La plateforme américaine Uber (qui a également Uber Eat, similaire à Jumia Food) a été récemment sanctionnée en Europe pour cette pratique. La justice a considéré qu'il s'agit de travail dissimulé et a ordonné à Uber de recruter ses livreurs et ses chauffeurs.
Jumia a bien démocratisé le commerce en ligne en Tunisie, ceci est indéniable. En l'absence d'Amazon (qui a aussi ses casseroles), elle profite d'un terrain quasiment vierge où les plateformes similaires se comptent sur les doigts de la main (on peut citer Tdiscount ou Aswek). Sauf que Jumia a beau rendre service aux Tunisiens férus du commerce en ligne et à bas prix, ceci n'est pas une excuse pour les arnaquer avec des remises mensongères et des offres trompeuses. Elle n'a pas également à violer le code du travail tunisien avec le travail dissimulé de ses livreurs, considérés comme des collaborateurs externes. Non seulement, elle porte préjudice à ces travailleurs, souvent précaires, mais elle pratique une concurrence déloyale vis-à-vis des autres commerçants du marché qui, eux, préfèrent respecter la loi à la lettre.