Mesures exceptionnelles, gel puis dissolution du parlement, nouvelles nominations au sein de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), nouvelle constitution, révision de la loi électorale et autres mesures parachutées touchant même la liberté d'expression ! Tous les ingrédients étaient réunis pour organiser l'une des plus grandes mascarades de l'histoire de la Tunisie. Le chef de l'Etat, Kaïs Saïed, avait fait en sorte depuis le coup d'Etat du 25 juillet 2022 de montrer à tous qu'il était le nouveau patron et qu'il comptait tout faire à sa façon quel qu'en soit le prix. Après s'être mis à dos la quasi-totalité des amis et partenaires de la Tunisie, le président avait commencé à perdre, petit à petit, ses soutiens au sein de la classe politique et des composantes de la société civile. La quasi-totalité des partis politiques, associations et organisations nationales ont mis en garde contre la révision de la loi électorale ayant substitué le scrutin plurinominal proportionnel par le scrutin uninominal à deux tours. Les critiques portaient principalement sur les atteintes que représentait cette mesure aux acquis de la femme et des jeunes et son opposition au principe de parité et de représentativité des femmes dans les conseils élus. Le nombre de dossiers déposés auprès de l'Isie n'a fait que confirmer ce constat puisque seulement une centaine de femmes faisaient partie des 1.055 candidats aux législatives du 17 décembre 2022. Nous découvrirons, par la suite, que l'impact ne se limitait pas à un faible nombre de candidatures féminines, mais un taux de participation frôlant le ridicule. Seulement 8,8% des neuf millions d'électeurs, selon les premiers résultats annoncés par l'Isie, se sont exprimés lors de ces élections. Le président de l'instance, Farouk Bouasker avait annoncé, lors d'une conférence de presse du 17 décembre 2022 que ce sont quelques 803.638 citoyens et citoyennes qui avaient choisi d'exercer leur droit de vote. Un taux de participation qui devrait frôler encore plus le comique à l'occasion de la tenue d'un deuxième tour prévu pour le début de l'année 2023. Par la suite, et au bout de 48 heures, ce chiffre a miraculeusement atteint la barre des un million d'électeurs (11.2% exactement). Mais il s'agit toujours du plus faible taux de participation.
La nouvelle a été qualifiée de séisme politique. Le président de la République a gardé le silence pendant 48 heures. Ce sont les opposants qui s'étaient régalés. Considérant la chose comme une défaite cuisante de Kaïs Saïed, presque tous appellent à la suspension des élections et à la tenue d'élections présidentielles anticipées. Ils considèrent que la mascarade a assez duré et qu'il était temps de prendre les choses en main. Ils profitent sûrement de ce moment de chaos pour s'exprimer et faire pression sur l'exécutif puisque le pouvoir en place avait réussi durant les derniers mois à mettre en place un véritable dispositif juridique interdisant toutes critiques de la part des médias aux candidats, instances et hauts responsables. Le décret n°54, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d'information et de communication, combiné aux décisions de l'Isie relatives au déroulement de la campagne interdisant carrément tout, même les réactions aux programmes risibles et propositions absurdes de ces derniers. L'un d'entre eux avait, à titre d'exemple, indiqué qu'il était ami avec Socrate, Platon et Gandhi ! Un autre avait affirmé qu'il œuvrera, en cas de son élection, de l'octroi du droit de veto à la Tunisie. Bref, le niveau des candidats et de leurs programmes présentés à l'occasion de ces législatives était hilarant. Malheureusement, une partie de ces candidats sera présente au sein de l'hémicycle du Bardo et s'exprimera en tant que représentant du peuple. Un spectacle prometteur qui nous rappellera sûrement les fameuses allocutions de la "poète" Sonia Ben Toumia, du spécialiste de plats à base de cactus Brahim Gassas ou de l'inventeur de la théorie du "double touché aérien", Nidhal Saoudi. La principale cause de cette débâcle n'est autre que l'absence des partis politiques. Ces derniers ont été indirectement exclus et marginalisés par la loi électorale. Le président de la République, qui avait exprimé son opposition au concept même de parti politique, avait tout fait pour minimiser leur rôle et les assimiler à des traîtres et à des comploteurs. Ceci nous amène, également, à réfléchir sur le fonctionnement interne du parlement. Il s'agit à première vue d'un groupe hétérogène. Des individus que rien ne lie ou ne rassemble que le simple désir d'être député. Hormis quelques exceptions, les candidats concernés par la tenue d'un deuxième tour où les députés ayant obtenu plus de 50% des voix n'ont vraiment pas d'expérience politique. Or, ils devront adopter un nouveau règlement intérieur, adopter un nouveau système de répartition des parlementaires afin de créer des blocs ou pas, élire le président et les membres du bureau de l'assemblée ou encore se départager les commissions parlementaires. Pour vous simplifier la chose, la première séance du parlement ressemblerait plus à un Battle Royale qu'à une plénière. Nos élus (ou plutôt ceux des quelques 11% qui ont voté) s'affrontent tous et en même temps : un spectacle qui promet !
Toutefois, nous pourrions attendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour profiter de ce beau spectacle. La question de la légitimité de cette assemblée ne cesse d'être évoquée depuis l'annonce des chiffres par l'Isie. Le petit groupe représentant 8,8% ou même de 11,2% d'électeurs ayant voté a-t-il le droit de décider du futur du pays ? Ce groupe a-t-il le droit de conférer aux élus la qualité de député et de représentant du peuple. Des neuf millions d'électeurs, rappelons-le, seulement un million a voté. La question de la légitimité de la prochaine Assemblée des représentants du peuple est posée. Il s'agit plutôt d'une assemblée représentative d'une infime minorité ! Une assemblée non-représentative et qui n'aura pas de véritables prérogatives. D'ailleurs, certains expliquent le désintérêt des Tunisiens par cette absence de prérogatives puisque Kaïs Saïed avait réussi à imposer l'adoption d'une nouvelle constitution à la suite du référendum du 25 juillet 2022 servant plutôt ses intérêts que ceux du pays, de la démocratie et de l'Etat de droit. Il avait chargé une commission d'élaborer un brouillon pour jeter par la suite la proposition au fond d'un tiroir et soumettre au référendum une autre version lui conférant les pouvoirs absolus. Celle-ci dépossède le parlement de toute possibilité de contrôler l'activité parlementaire ou celle du président. Pire ! Le chef de l'Etat a la capacité de dissoudre le parlement quand bon lui semble et sans donner de compte à personne.
De son côté, Kaïs Saïed a choisi de se sauver la face par n'importe quel prétexte et pseudo-argument. Il est même allé jusqu'à réinventer les règles et principes de calcul des taux de participation aux élections. Il avait, dans un communiqué publié le soir du 19 décembre 2022, affirmé que le taux de participation aux législatives ne devait pas se calculer à l'occasion du premier tour. Il s'attend peut-être à une hausse inattendue du nombre de citoyens exerçant leur droit de vote à l'occasion d'un deuxième. Cet événement devrait avoir lieu fin janvier 2023. Le président tient à ce que ce parlement soit créé ! Il lui a fallu 48 heures d'absence pour nous affirmer la chose par un simple communiqué. Pas de déclaration ! Pas de discours ! Rien pour expliquer ou concéder concrètement cet échec total. Vit-il dans le déni ? N'arrive-t-il pas à assimiler le message ? Avant d'évoquer la question d'un successeur ou de la phase poste-Kaïs Saïed, nous devons trouver cette personne capable de forcer un dialogue avec la présidence de la République. Une personne ou un groupe de personnes capables de lui faire comprendre que les citoyens et citoyennes de notre République (ou de ce qui en reste), n'arrivent pas à adhérer ou à se projeter dans son projet. Des personnes capables d'expliquer les multiples défaillances de sa théorie de la gouvernance par les bases et des méthodes alternatives.
Le président de la République avait réussi à porter atteinte à l'engagement politique et à en faire, auprès de certains, une marque de trahison et de corruption, personne ne s'attendait à une annonce aussi comique que cela ! Il a créé, par sa constitution de 2022, une chimère plus qu'un nouveau régime politique. Une assemblée désavantageuse pour la démocratie et mettant en place des institutions qui ne peuvent être que défaillantes. Le parlement en est le parfait exemple puisque même à la suite du deuxième tour, nous nous retrouverons dans l'obligation d'attendre la tenue des élections des membres du conseil national des régions et des districts. Ce dernier contrôle et influe en partie sur le fonctionnement du parlement. Afin de gagner du temps, les députés n'auront qu'à faire semblant de faire partie du décor puisqu'ils n'auront vraiment pas d'impact sur notre quotidien.